Assez avec « Le Lac des Cygnes » ou « Giselle » ? Agata et Teodora Castellucci bousculent les frontières de la danse et nous racontent une belle histoire de famille. Où tout commence en jouant à cache-cache…


P.Pour Agata et Teodora Castellucci, tout a commencé dans leur chambre à Cesena. «Depuis que nous sommes petits, nous avons inventé beaucoup de ballets. Nous établirions un enregistrement de Tino Rossi… » se souvient Agata. «Quand tu avais six ans, tu aimais Tino Rossi !» Théodora intervient, soulignant l’originalité de la sœur en lui préférant un chansonnier idole des Français mais peu connu en Italie. Après tout, l’originalité est la caractéristique de leur entreprise, Dewey Dellcréé en 2006 avec son frère Demetrioqui s’occupe de la musique, et dont Vito Matera est aujourd’hui dramaturge et scénographe.

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Un papa « culte »

Aux filles d’un réalisateur culte comme Roméo Castelluccidéjà représentant de l’avant-garde théâtrale des années 80 avec sa sœur Claudia, son épouse Chiara Guidi et son beau-frère Paolo (la « Socìetas Raffaello Sanzio »), c’est venu naturellement pour se différencier de la famille. Un exemple? Dérive transversaleprésenté ce soir et demain à Festival des arts du spectacle Fog à Milan (voir encadré en bas du texte).

Agata et Teodora Castellucci (photo Eva Castellucci).

«Il s’agit d’un court spectacle inspiré du «cantu a tenore», un chant choral sarde d’origine très ancienne, lié à la figure du berger» explique Teodora. « Sur scène, j’incarne un hybride : tantôt il ressemble à un nouveau-né, tantôt à un petit agneau ou à une charrue. Des formes qui naissent les unes des autres comme par bourgeonnement. »

L’importance du collectif

Se définir comme une « compagnie de danse » ne donne peut-être pas une bonne idée.
Agate C’est précisément parce que nous repoussons tellement ses frontières, en le mélangeant avec d’autres langues, que nous aimerions rester dans la tradition. C’est pour cette raison que nous (les sœurs Castellucci parlons avec insistance au nom du collectif, éd) nous sommes heureux d’avoir reçu le prix Danza&Danza 2023 de la meilleure production italienne pour Le Sacré Du Printemps: Nicoletta Manni et LA. étaient parmi les gagnants Coppélia du Théâtre de la Scala.

Les coulisses de l’enfance

Votre tout premier souvenir du monde du divertissement ?
Théodora Peut-être les odeurs, comme la sciure de bois. Nous avons passé beaucoup de temps dans les « arrière-salles » des théâtres : les laboratoires, les menuiseries, les loges. Partout sauf dans le public et sur scène, où nos parents répétaient.

Avez-vous vu leur travail ? Certains étaient très forts pour les petites filles.
À. Ils nous ont préparés, nous savions à quoi nous attendre.

Comment as-tu géré tes études ?
À. Notre mère était très douée pour organiser les devoirs avec les professeurs.

Teodora Castellucci dans « Deriva Traversa » (photo Salvatore Laurenzana).

Et votre première expression artistique ?
T. J’ai dessiné de manière obsessionnelle uniquement des loups, probablement pour retravailler une peur.

À. Quelques pièces de théâtre, qui sait ce qu’on disait…

Comment a commencé votre parcours professionnel ?
T. À 14 ans, j’ai assisté à un école d’été au Laban à Londres et là je me suis rendu compte : « ok, je m’intéresse à la danse, mais aucun de ces styles n’est pour moi ». L’alternative? Inventez-en un. C’était un jeu, nous étions vraiment petits…

À. Peut-être que le fait d’être né dans une ville de province (peu de stimuli et l’ennui de se battre l’après-midi) nous a aidé à nous motiver. Cependant, il y avait un aspect inestimable : nous vivions à la campagne, nous avions un rapport aux saisons, au temps.

T. Et avec les animaux qui, avec l’histoire de l’art, restent une source d’inspiration inépuisable. Notre première expérimentation est née dans la chambre. Nous avons ainsi participé à un concours régional et remporté un prix spécial, ce qui nous a encouragés à aller de l’avant et à nous poser les questions : qui sommes-nous ? Qu’est-ce qu’on fait?

Le choix de Dewey Dell

…quel nom se donne-t-on ? Ici, justement : pourquoi « Dewey Dell » ?
À. Nous étions tous en train de lire à ce moment-là Pendant que j’étais en train de mourir de William Faulkner et nous avons été captivés par le personnage (tragique) de Dewey Dell, dix-sept ans. Elle est pratiquement silencieuse : elle observe beaucoup et parle à travers ses yeux.

T. Au départ il s’agissait avant tout de créer quelque chose pour les yeux. Nous pensons qu’il n’y a pas forcément besoin de mots : la connaissance, la sagesse peuvent passer par la vue.

Les tournants les plus marquants ?
À. La dernière, c’était l’année dernière. Le Sacré Du Printemps: nous avons toujours voulu aborder les notes de Stravinsky avec lesquelles de nombreux chorégraphes se sont mesurés et, finalement, l’occasion s’est présentée. Nous ne nous sommes jamais appuyés sur une musique préexistante. Dans la même année 2023 nous entrons ensuite dans le monde de l’opéra en nous occupant des chorégraphies de Macbeth par Verdi à Essen, Allemagne.

T. Il nous restait l’envie de nous engager dans l’univers de l’opéra et, d’ailleurs, notre prochaine production portera sur le Didon et Enée par Henry Purcell.

C’est exact Le Sacré Du Printemps C’est la musique qui a frappé ton père à 17 ans, est-ce une coïncidence ?
T. Je le savais!

À. CJe pense qu’il l’a dit dans une interview…

En fait, il en parle même dans documentaire Théâtredisponible sur RaiPlay.
T. Nous n’avons pas de télévision.

« L’art, pas une soupape de sûreté »

« Hamlet » selon Agata et Teodora Castellucci (photo John Nguyen).

Votre récit du shakespearien Hamlet Était-ce aussi une tentative pour exorciser l’ombre du père ?
T. Évidemment, l’inconscient est partout, et peut-être pourrions-nous avoir des affaires inachevées, comme tout le monde… Cependant, nous ne faisons certainement pas de notre art un exutoire. C’est à cela que sert le psychologue ! (sourit)

À. Nous ne souhaitons pas faire des performances une catharsis.

Les enseignements les plus précieux de vos parents ?
T. Des deux côtés, une grande dévotion au métier.

À. Je me souviens même d’un extrême sérieux à l’égard de notre père dans le jeu : il a pu se suspendre à l’arbre pendant une heure en jouant à cache-cache.

T. Une leçon de présence : être à cent pour cent dans ce que l’on fait. Investir dans un projet et y rester comme s’il s’agissait d’un sujet dans lequel s’immerger… La rigueur est le mot le plus approprié pour décrire ce que nous avons absorbé de lui.

À. Mais une punition joyeuse, hein.

Et parmi les « pères artistes » d’Agata et de Teodora Castellucci, lequel reconnaissez-vous ?
T. Ce ne sont pas des « pères », mais plutôt des artistes que nous admirons avec admiration pour leur force et leur courage.des eni d’un radicalisme acéré comme Vito Acconci et, parmi les mères, Gina Pane (super maman !), et Loïe Fuller.

« Les réseaux sociaux, pour les perdants »

Comment imaginez-vous le futur ?
T. Après presque vingt ans d’expérience (ça fait peur rien que de le dire !), le défi est d’être « nouveau » à chaque fois. Nouveau par rapport à nous-mêmes, pas par rapport au panorama. Nous sommes presque obsédés par le désir de nous retrouver en difficulté ; pour commencer à tomber amoureux d’un projet, il faut se sentir mal à l’aise. Nous mettons des bâtons dans les roues à notre manière pour éviter de répéter quelque chose.

Utilisez-vous les réseaux sociaux pour parler de vos recherches incessantes ?
T. Nous ne faisons pas partie de la clique qui les diabolise, mais n’est-ce pas cool de voir ces gens se produire sur scène ? Déprimant. Quelqu’un qui lit est bien plus cool !

À. Le problème avec les réseaux sociaux, c’est qu’ils comblent toutes les lacunes de votre temps… Vous ne ressentez plus cet ennui sain qui déclenche des mécanismes de défense actifs.

Au « Milano Fog », l’avant-garde devient un festival

Il s’appelle Brouillard comme le brouillard. Parce que nous sommes à Milan et parce que – tout comme le brouillard – il brouille les frontières entre les disciplines, au nom de la contamination. Le Festival des arts du spectaclel, organisé par la Triennale et maintenant dans sa septième éditionalterne les événements internationaux les plus pointus dans les domaines du théâtre, de la danse, de la performance et de la musique. D’aujourd’hui au 7 mai, en plus de celle avec Agata et Teodora Castellucci, les soirées avec la compagnie catalane La Veronal sont incontournables ; avec le Bérénice réalisé par Romeo Castellucci avec Isabelle Huppert ; avec la chorégraphe française Gisèle Vienne, avec l’artiste capverdienne Marlene Monteiro Freitas, avec le groupe espagnol El Conde de Torrefiel, avec le compositeur australien Ben Frost. Info: brouillard-2024

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