Saut! voilà le pull. fouet! voilà la jupe


Le comité d’accueil m’éclaire par-dessus l’épaule du contrôleur : une rangée de têtes de bronze. Les planètes (1990). Leurs visages brillent d’or à l’exception de la lune argentée. Il est gonflé comme s’il avait pleuré (ou s’était juste réveillé aussi). Eva Aeppli (1925-2015) a créé ces têtes planétaires. Pour elle, ils étaient le résultat d’un soulagement astrologique, pour moi, ils sont les gardiens de son monde. Je suis un invité là-bas, si je suis le bienvenu, cela dépend de moi.

Dans ce monde vivent des créatures grandeur nature avec une fureur sereine derrière leurs paupières. Habituellement, ils sont suspendus à une vieille chaise. Leurs têtes sont expressives, leurs corps souvent enveloppés de velours comme des fantômes portent des draps – aucune idée de ce qu’il y a en dessous, mais c’est osseux. Ce sont des portraits avec un nom (« Olga », « Niki »), ou faisant partie d’un groupe (cinq veuves au deuil ahurissant, sept juges d’une inflexibilité écrasante). « Poupées » me direz-vous, mais non. Vous pouvez jouer avec des poupées. Les créatures d’Aeppli vous laissent tranquille, tout comme vous ne toucheriez pas quelqu’un qui dort. Vous regardez leurs visages agités. Si vous voulez savoir ce qu’ils pensent, étudiez leurs doigts de dame et vous pensez : oh oui.

ignoré

Centre Pompidou Metz rapporte fièrement que Le musée sentimental d’Eva Aeppli est la première grande étude de son travail en France. Mais c’est très tard. Les musées l’ont ignorée (y compris le Stedelijk à Amsterdam) et ils ont continué à le faire, même si des grands comme Louise Bourgeois et Andy Warhol ont chanté ses louanges. Quand je dis à Kamagurka que je vais à Metz pour Eva Aeppli, il comprend tout de suite : « C’est un très grand artiste.

Eva Appli (1957).
Photo Hansjörg Stocklin

En 1952, elle s’installe à Paris avec son amant, Jean Tinguely. Brancusi était son voisin, Yves Klein l’un des nombreux amis. Niki St. Phalle est devenue la deuxième épouse de Tinguely et est toujours restée la meilleure amie d’Aeppli. Le nouveau réalisme, le pop art, le zero art sont nés autour d’Eva. Elle a choisi sa propre voie et cela signifiait un anonymat à sens unique. Surtout, elle est restée l’épouse du célèbre Jean Tinguely, même si elle n’était mariée avec lui que depuis dix ans et avait considérablement plus d’influence sur lui qu’il n’en avait sur elle.

Elle était différente. En tant que Suisse élevée de manière strictement anthroposophique, elle était imprégnée d’une vision du monde qui nie la violence. L’horreur de l’Holocauste l’a déchiré en lambeaux et Aeppli est devenu profondément déprimé. Elle avait 20 ans et s’est retrouvée dans une institution. Là, un médecin a vu ses dessins et l’a prise au sérieux en tant qu’artiste. Sa confirmation était sa libération. Elle s’abandonna sans condition à son talent. Elle a laissé sa consternation psychologiquement débilitante face à la guerre et à la cruauté se déverser. Le catalogue fourmille d’images avec la triste légende ‘oeuvre détruite’.

Niki de Saint Phalle (1970), Eva Aeppli.
Photo Marc Domage/Le Musée sentimental d’Eva Aeppli/Centre Pompidou-Metz

Eva Aeppli a détruit compulsivement ses dessins et peintures. Ce qui a été sauvé, notamment par Niki St. Phalle, se voit à Metz. C’est mélancolique et comique, triste, résigné. Rythmique, ça aussi, il y a du swing dedans. Il y a des tableaux comme « Le Tango » (1963) : un ballet de squelettes sautillants en robes blanches avec un œillet derrière les oreilles. Et il y a le sept parties ‘Le Strip-tease’ (1959). Une Eva clownesque réalise un strip-tease sur sept autoportraits élancés au fusain. Saut! voilà le pull. fouet! voilà la jupe. Elle fait de son mieux avec des grimaces invitantes et des doigts coquets, mais ça ne veut pas être sexy. Sa nudité n’est rien, ses côtes sont dénombrables. En pleurant, elle soulève de sa tête le grand lys, dernier rempart positif. Et ce n’est toujours pas suffisant – enfin, elle dessine une ombre dans le noir. La viande se décompose, le strip-tease complet. Je frissonne. Mais en attendant, j’apprécie son style féroce. Effronté. Marrant, ça aussi, malgré tout.

‘Le Strip tease’ a été un tournant. Après cela, ses personnages jaillissent du plan plat dans la troisième dimension du tissu, de l’aiguille et du fil. Cela l’a conduite à une œuvre inoubliable. Et parfois, ça va tout seul. ‘La table’ (1965-67) est considérée comme le chef-d’œuvre d’Aeppli, avec treize créatures aux couleurs étonnamment vives derrière une table de cinq mètres de long. Elle l’a fait par analogie avec la « Cène » de Léonard de Vinci, bien que ce ne soit pas Jésus au milieu, mais la Mort, flanquée d’un groupe de citoyens désemparés. Ils sont une exception dans l’œuvre d’Aeppli, ils ont les yeux grands ouverts. Ils regardent au loin, nous les regardons dans un miroir. Sur la photo officielle du catalogue, la mort pose ses mains sur la table avec ses paumes vers le ciel, voir Jésus avec Da Vinci.

Vue d’ensemble de la salle avec au premier plan La Table (1965-1967) d’Eva Aeppli.
Photo Marc Domage

Pas à Metz. Là, il prend son voisin par la main sous la table. Soudain, la mort encourage une personne. Mais est-ce une erreur ou une intervention consciente de Jean Kalman, le scénographe acclamé qui a aménagé cette exposition en zone crépusculaire ? Consciemment, je pense. Il fait plus. Il réconforte ses sorcières volantes, ce qui a conduit à une querelle amère avec Tinguely, avec des touches d’Edith Piaf, ‘Les amants d’un jour‘. Et il conclut avec un portrait sincère de Niki. En blanc, dans un fauteuil. Paix. Paix. Consolation.



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