S’approprier les œuvres

‘Vendredi 13 / Je ne t’aurai pas, mon garçon, / car ce morceau de joie et de sagesse, si tu aimes / fait de l’auto-stop sur ton chemin. / vas-y, prends-les / embrasse-moi tout de suite, Pauline ». Ces phrases touchantes sont écrites au premier plan de mon exemplaire de Ulysse (Penguin Classic, 1969). Je ne sais pas qui est Pauline, et je ne sais pas pour qui ce beau vers fleuri a été écrit. Vous fantasmez rapidement, et cela plusieurs fois par semaine. Car le libraire trouve encore et encore tout un pot-pourri de cartes postales, de billets de train, de photos, de lettres d’amour, d’articles de journaux et donc aussi de messages personnels parmi les livres d’occasion.

farce sadique

Mon célèbre exemplaire d’Ulysse s’était aussi complètement effondré quand je l’ai acheté et pourtant j’ai acheté ce livre moi-même car j’ai trouvé le message tellement touchant. A cause de Pauline, qui a pris la peine d’y écrire quelque chose d’aussi beau.

Étaient-ils en couple ? La personne à qui elle l’a donné a-t-elle réellement lu le livre ? Ou était-ce une farce sadique, car eh bien, la lecture d’Ulysse est à de nombreux moments un roulement de croix.

Lire Ulysse est bien souvent un roulement de croix

Le verset montre surtout ce qu’il y a de plus beau dans les livres d’occasion : que chacun y mette quelque chose de lui-même, au propre comme au figuré. Même si je possède cet Ulysse, le livre appartient toujours à Pauline et à son amant.

Ou ma biographie de Mountbatten. En fait, il appartient toujours à la personne qui y a laissé un billet de train, daté du 31 décembre 2003, de Kota à Ratlam, en Inde. Dans un autre livre, j’ai trouvé ‘Cadeau de Joey, après le dîner de sushi, 11/8/’99, Philadelphie’. Qui suis-je donc, si j’ai ce livre en ma possession ? C’est une sorte de voyeurisme inoffensif, parce que j’espionne, vends et ressens un « héritage » très personnel entre les livres.

Rauschenberg

Robert Rauschenberg a fait une fois cette appropriation de quelque chose en y ajoutant quelque chose de personnel avec un dessin de Willem de Kooning. Il l’a obtenu de ce dernier, mais il a eu l’idée d’effacer le dessin. De Kooning n’aimait pas qu’il ne reste plus qu’une feuille blanche, mais il comprenait ce que faisait Rauschenberg : se l’approprier, de sorte qu’il devenait soudain le créateur de l’œuvre. Et c’est comme ça que ça marche avec les livres.

Mettre quelque chose entre les pages, y écrire soi-même un texte, fait du livre plus que le livre lui-même. Cela s’applique également à la bibliothèque de quelqu’un. Est-ce que quelque chose en dit plus sur quelqu’un que ce que quelqu’un a ou n’a pas dans sa bibliothèque ? Je pense que nous faisons tous ça, regarder dans la bibliothèque de quelqu’un pour voir s’il y a un Kafka jaune dedans.

Cet aspect personnel des livres est ce qui rend le commerce du livre si beau. N’ayez donc pas peur de mettre quelque chose entre vos livres ou d’écrire quelque chose dedans : après tout, un livre n’est pas une relique précaire.



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