Quand il reste veuf, Alessandro Manzoni cherche une nouvelle épouse. L’élue est Teresa Borri, une jeune et brillante milanaise. Mais le bonheur est loin. Comme le révèle maintenant un nouveau livre…


Nonelle ressort de 1873 Alessandro Manzoni, ce grand, mince, beau vieillard aux cheveux très blancs (dont on se souvient bien pour l’avoir vu dans plus d’un daguerréotype), tombe à Milan sur les marches de son église de San Fedele, à deux pas de chez vous. Le serviteur qui est avec lui ne peut le soutenir, Alessandro se frappe violemment la tête; le 22 mai il décédera des suites d’un traumatisme crânien à l’âge de 88 ansdans le feu général. 2023 sera donc une année manzonienne, le 150e anniversaire de sa mort, qui déclenchera une série de célébrations pompeuses, sachant pertinemment que Manzoni est pour la plupart des gens une figure au mieux ennuyeuse, au pire détestée, et en tout cas très peu connue au-delà de ses écrits. Cela pourrait plutôt être une bonne occasion d’essayer de découvrir en tant qu’être humain et nous serions vraiment surpris. Je peux le garantir, car je l’ai fait, en commençant, comme la plupart de ceux qui l’ont étudié à l’école, avec une antipathie méfiante, pour me retrouver, à mesure que mes connaissances approfondissaient, m’étonnant et m’exaltant par sa modernité névrotique et égocentrique. ce que je dis dans le livre Les deux épouses de Manzonivient de sortir pour Solférino.

Les deux épouses de Manzoni, par Marina Marazza, Solférino480 pages, 19,50 €

Manzoni veuf… joyeux

Et pour cette redécouverte de l’homme Manzoni je dois dire grâce à sa femme. Pas la première, Enrichetta Blondell’angélique genevoise dont nous avons tous plus ou moins entendu parler et béatifiée sur les bancs, mais la seconde, l’injuriée, la Teresa négligée. Pour être précis : Teresa née Borri, veuve Stampa, mariée Manzoni. Une jeune veuve riche et brillante, qu’il épouse alors qu’il a déjà cinquante ans et que tout le monde voudrait qu’il reste un veuf romantique et inconsolable : on ne lui pardonnera pas. Jamais.

Comment ne pas être curieux de cette Teresa ? La plupart des biographes en parlent peu, avec un mépris mal dissimulé. Même Natalia Ginzsburg, dans ce chef-d’œuvre qu’est La famille Manzoniil la traite très mal. Il ne le sait pas et ne le comprend pas, il s’aligne par ouï-dire avec le bavard de la majorité qui tire à zéro. Parce que tout le monde, pas seulement les amis de la famille, comme les sœurs Trotti, pas seulement les contemporains, comme Tommaseo, Cantù et même le héros patriotique Confalonieri, ils n’auraient absolument pas voulu que Manzoni se remarie. Bon sang, il n’était pas un gamin quand Enrichetta est morte, il avait presque cinquante ans (dans la première moitié du XIXe siècle, donc un bon âge) : il pouvait aussi être satisfait et vivre de souvenirs et de poésie, auréolé de nostalgie souffrante. . Mais non, il ne peut pas être seul, sa mère Donna Giulia Beccaria le dit aussi qu’il est un fils éternel dont il faut prendre soin; il se remarie donc avec cette veuve si différente d’Enrichetta. Et là commence une autre histoire.

Les portraits d’Alessandro Manzoni (1785-1873) avec sa première épouse Henriette Blondel (1791-1833). (Photo de DEA / G. CIGOLINI/De Agostini via Getty Images)

Sa deuxième femme est sa « fan »

Ce second mariage, un mariage d’hiver dans tous les sens, célébré entre deux veufs sous la forme humble in vesperis dans l’église habituelle de San Fedele, nous en dit long sur lui : et je suis parti d’ici. En effet, un peu plus tôt : de passion d’un admirateur. D’un fan, comme on dirait aujourd’hui. Car Teresa Borri est avant tout une fan de l’écrivain. Il le devient lorsqu’il lit l’édition de 1827 du Fiancéqui l’aime immédiatement fou. Si les affiches avaient déjà existé, une de Manzoni se serait collée au mur, près du lit. Elle rêve de lui, elle le « traque » même un peu. Il arrive jusqu’à sa maison via del Morone puis revient, empêché par un minimum de décorum. Très moderne comme une chose, en y pensant: Teresa connaît Alessandro en lisant son roman et ne se retient pas, elle écrit des mots de feu à sa mère. Elle dit qu’elle aime beaucoup l’homme, qu’il est fait suivant mon coeur, « comme mon coeur le désire ». Cet homme, pas ce livre. Quand Teresa, tirée des pages du roman, écrit ces mots passionnés, Alessandro est toujours marié à sa première femme, Enrichetta. Teresa, quant à elle, est veuve depuis de nombreuses années de son premier mari, le riche comte Decio Stampa, mort très jeune de la tuberculose dans ses bras. Et bientôt Alessandro aussi sera veuf: la femme qu’il a épousée à seize ans, la genevoise blonde, docile et tendre, ferme les yeux après quinze grossesses qui usent ce petit corps déjà miné par la tuberculose. Alessandro, bon mari catholique et très viril, ne renonce certainement pas au lit nuptial, et alors ce sera ce que Dieu voudra. C’est un homme passionné, comme tous ceux de sa famille paternelle, les Verri. Oui, parce que Manzoni (maintenant c’est quelque chose qui va de soi pour la majorité des savants) n’est pas le fils de Don Pietro Manzoni : sa mère Giulia, fille de Cesare Beccaria, l’a eue du cavalier Giovanni Verri, le plus fascinant des frères des Lumières.

Portrait de Teresa Manzoni Stampa Borri par Francesco Hayez, 1849. (Photo de Sergio Anelli / Electa / Mondadori Portfolio via Getty Images)

Coup de foudre à La Scala

Et là on commence à comprendre à quel point cette époque qui nous paraissait si empesée et si respectable était au contraire très large d’esprit : tout le monde le sait, mais tant pis. Donc, morte Enrichetta, la mère Giulia doit trouver une autre femme pour elle Alessandro. Certes, il n’est pas homme à vivre dans la chasteté dans le souvenir d’une femme morte. Et les années passent, elle, Giulia, vieillit : il nous faut une nouvelle Vestale qui célèbre le culte de ce fils de plus en plus célèbre. Teresa lui semble une possibilité splendide. Une soirée à La Scala au cours de laquelle les deux font leur première rencontre célèbre le coup de foudre.

Teresa touche d’abord le ciel avec un doigt : elle a finalement épousé l’homme qu’elle a aimé en silence pendant des années. Ce n’est que maintenant que tout amour spirituel et intellectuel se transforme en coexistence quotidienne, en réalité d’une famille que nous définirions aujourd’hui comme profondément dysfonctionnelle. Sa belle-mère Giulia ne supporte pas d’être supplantée par sa belle-fille Teresa, qui n’est pas la docile Enrichetta: Giulia a l’habitude d’être la maîtresse de maison, de dire bonsoir à son fils, d’avoir tout et tout le monde à sa disposition. La rivalité entre les deux femmes est terrible et Manzoni se garde bien de prendre parti. La présence du fantôme d’Enrichetta est palpable et quoi que fasse Teresa, elle se retrouve comparée à elle. Huit des enfants d’Henrietta lui ont survécu. Les filles sont toutes malades, affaiblies par la même maladie que leur mère. L’une après l’autre Giulietta, Cristina et Sofia se retrouveront au cimetière de Brusuglio, écourtées vers l’âge de 25 ans : elles se marient, tombent enceintes, mettent au monde quelques enfants et meurent. La cadette, Matilde, n’arrive même pas à se marier, elle meurt la première. Les garçons, en revanche, ont mal à l’âme comme les enfants d’un parent célèbre : l’aîné Peter boit trop, les plus jeunes Henry et Philip ne trouvent pas leur cheminils s’aventurent dans des entreprises économiques pharaoniques et en faillite, ils demandent continuellement de l’argent à leur père, ils finissent en prison.

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Teresa devient hypocondriaque

Et il, Alessandro est un enfant mal aimé devenu un adulte affectifincapable d’être un mari sorti des draps, de prendre des décisions, de prendre ses responsabilités, d’être un père. Il bégaie, a des crises de panique, est un marcheur compulsif, agoraphobe et démophobe (peur de la foule, ndlr), qui, alors que ses filles sont mourantes, nie jusqu’au dernier moment l’évidence de leur maladie, en raison de son incapacité totale à supporter la souffrance de la perte. Ce sont des personnages d’une formidable modernité, ceux-là qui se succèdent sur la scène d’un Milan XIXe siècle très vivant, peuplé de noms célèbres, de Balzac à Radetzky, de Rosmini à Cattaneo, de Cavour à d’Azeglio. Teresa, qui n’est pas aussi naïve qu’Enrichetta, bien que consciente d’être tombée dans le piège de velours d’Alessandro, elle y restera jusqu’à sa mort, d’abord en tant que patiente imaginaire (l’hypocondrie deviendra sa façon de se défendre de la réalité) puis tragiquement atteinte d’un syndrome neurologique très authentique qui la tuera, bien en avance sur son épouse aînée qui survivra à tout et à rien. Comme je fais dire à Teresa de sa mère Marianna dans le roman: «Parce que nous, les femmes, sommes parfois si bêtes. Nous laissons nos cœurs nous dévorer. Que nos amours deviennent vénéneux. » Hier comme aujourd’hui, hors du temps et de l’histoire.

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Alessandro Manzoni interprété en 1841 par Francesco Hayez (Pinacothèque de Brera). (Photo par Fine Art Images/Heritage Images/Getty Images)

Un aperçu du livre pour vous

Le nouveau roman de Marina Marazza, signé iO Donna, « Les deux épouses de Manzoni » (ci-contre, tout juste sorti en librairie), donne la parole à Teresa Borri, qui raconte son histoire et propose un portrait intimiste de Manzoni, dévoilé dans un nouveau la lumière, avec sa tendresse, ses névroses et ses misères. Uniquement pour les lecteurs d’iO Donna, il est possible de recevoir en avant-première certains passages particulièrement significatifs du livre. Pour les lire il suffit de cliquer sur le site marimara.it/le-due-mogli-dimanzoni et laissez votre email : le fichier avec un « goût » particulier vous sera envoyé. Et si après avoir lu le roman vous voulez faire part de votre opinion à l’auteur, écrivez-le directement à : [email protected].

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