Pourquoi le journaliste de la RTBF Alain Dremière s’est-il suicidé au travail ? « Un autre journaliste sautait déjà par cette fenêtre »

Le 14 février, le journaliste Alain Dremière s’est rendu en voiture à la RTBF à Bruxelles, a pris l’ascenseur jusqu’au dixième étage, a ouvert une fenêtre et a sauté en bas. Le suicide de Dremière était le troisième en six ans au radiodiffuseur public de langue française. Désormais, les salariés de la RTBF exigent que quelque chose soit fait dans l’organisation de leur travail, car ils sont épuisés mentalement et physiquement. « Un autre journaliste m’a dit qu’il avait déjà sauté par cette fenêtre. »

Ayfer Erkoul

Personne n’a vu comment Alain Dremière est tombé. Un collègue a entendu un bruit sourd et un peu plus tard, son corps a été retrouvé. Dremière était marié et père de deux filles. Il a travaillé à la RTBF pendant près de vingt ans, d’abord comme journaliste au journal télévisé, puis comme chef adjoint de la cellule Société, et enfin comme chef de la rédaction numérique. Mais ces derniers temps, les choses ne vont pas bien pour lui, il est chez lui en arrêt maladie depuis plusieurs semaines. « Il a été rétrogradé », raconte son collègue journaliste Fabrice Gérard. «On lui avait dit qu’il n’était plus autorisé à être chef et qu’il devait retourner travailler comme journaliste. Pourquoi n’est pas clair, il n’a peut-être pas atteint certains quotas. Alain n’avait pas donné son accord et avait engagé des poursuites judiciaires.

Fabrice Gérard est également président de la Société des Journalistes (SDJ), le comité éditorial de la RTBF, qui représente tous les journalistes. Le SDJ a immédiatement convoqué une assemblée générale après le suicide, à laquelle 150 journalistes étaient présents.

Fabrice Gérard : « Nous voulions faire ensemble le deuil d’Alain et se remémorer. Mais l’ambiance a très vite changé. Un journaliste après l’autre a déclaré que les choses n’allaient pas bien, qu’ils ressentaient beaucoup de pression de la part du sommet de l’entreprise et qu’ils n’étaient plus satisfaits de leur travail. La mort d’Alain a été un choc, mais il était loin d’être le seul à avoir des idées noires. Un journaliste a déclaré qu’il y a trois mois, il était allé lui-même au dixième étage et avait décidé à la dernière minute de ne pas sauter. Après cette réunion, nous avons publié un message disant qu’il y avait un problème fondamental avec la RTBF, et qu’encore plus de gens abandonneraient si quelque chose ne se passait pas immédiatement. Nous espérons que la direction est consciente du problème.

Comment a-t-il réagi ?

Gérard : « Elle n’était pas contente que nous ayons communiqué le suicide à la presse. La RTBF préfère aussi garder ces choses à l’intérieur. Mais on s’en est sorti pour que la direction prenne conscience du malaise du diffuseur.»

Souvent, il n’y a pas de raison unique derrière un tel acte de désespoir.

Gérard : « C’est vrai, mais Alain n’était pas obligé d’être au travail ce mardi. Il était en congé de maladie jusqu’à lundi, mais cela venait d’être prolongé. Il a quitté son domicile et s’est rendu en voiture au bâtiment de la RTBF, à 55 kilomètres. Et puis il a sauté d’une fenêtre au dixième étage, l’étage où se trouvent les chefs. Il est clair pour nous que la charge de travail a eu une influence directe sur sa décision de ne pas continuer à vivre. De ce fait, la RTBF porte une responsabilité.

Les syndicats tirent également la sonnette d’alarme. « On espère que la direction a désormais compris », assure Bernard Gabus, ingénieur du son et depuis 2018 président de la section syndicale IRW-CGSP à la RTBF. « Ce n’est pas le premier suicide dans la radiodiffusion publique. »

En 2017, un réalisateur s’est suicidé, mais pas dans le bâtiment de la RTBF, mais selon des initiés, il y avait un lien clair entre l’acte de désespoir et son travail. En 2018, un mécanicien a sauté d’une fenêtre du onzième étage. Les fenêtres ont ensuite été soudées.

Que se passe-t-il avec la diffusion ?

Bernard Gabus : « La plupart des problèmes sont dus au Transfo, la grande réorganisation de 2018 qui a dû guider la RTBF dans l’ère du numérique. Désormais, tout le monde devait utiliser la radio et la télévision ainsi que le site Web, les médias sociaux et la plateforme Auvio (similaire à VRT Max, éd.) travailler. Mais plus de personnes et de ressources n’ont pas été fournies, ce qui a augmenté la charge de travail. La direction se concentre sur les chiffres d’audience et les clics sur le site Web, et les employés sont censés être plus polyvalents, plus mobiles et encore plus flexibles. »

Gérard : « Je me sens toujours bien au diffuseur, je gère les dossiers que j’aimerais faire. Mais je dois juste travailler plus, comme tout le monde à la RTBF. Je suis en fait journaliste TV, mais je travaille maintenant aussi pour la radio et le site internet, tout comme mes collègues. Seulement aucun journaliste n’est venu.

Des mesures ont-elles été prises après les précédents suicides ?

Bernard Gabus : « Après le suicide du mécanicien en 2018, un abri de crise a été mis en place pour tous les salariés, comparable à l’abri pour les collègues revenant d’une zone de guerre. Les salariés peuvent également demander un suivi psychologique auprès d’une entreprise extérieure. De plus, il y avait des formations pour les managers et des programmes de coaching pour les employés. Mais la structure et l’organisation du travail n’ont pas changé.

La réorganisation crée également un middle management, dont fait partie Alain Dremière, et qui se retrouve rapidement tiraillé entre ce que veulent les journalistes et ce que demande le top management. De nombreux managers sont maintenant épuisés ou ont quitté la radiodiffusion.

En décembre 2021, le SDJ a envoyé un message alarmant à la direction Info & Sport après qu’une assemblée générale ait révélé à quel point la nouvelle structure impactait sur le bien-être mental des journalistes. Les participants se sont plaints d’une fatigue extrême, d’une pression d’en haut et d’un dégoût pour leur travail. Le SDJ évoque « un épuisement collectif des journalistes dû au manque de moyens techniques et personnels pour réaliser la mission ».

La direction peut dire que le nombre d’employés est resté le même depuis la réorganisation, mais la réalité est différente, selon la SDJ. « Il ne tient pas compte de l’augmentation de la productivité, de l’augmentation du nombre de tâches et de réunions, de l’adaptation aux nouvelles technologies, de l’irrégularité accrue des horaires, du non-remplacement des collègues absents et de l’impact de la pression permanente à plus ou moins qualitative pouvoir diffuser des informations de qualité.

C’est ce qui ressort également du Mediasensor, l’enquête quadriennale sur le bien-être psychosocial des salariés du secteur audiovisuel et numérique. Par coïncidence, les résultats de l’enquête de 2022 ont été annoncés juste la semaine où Dremière s’est suicidé.

Gabus : « L’enquête montre que la plupart des gens sont très passionnés par leur travail à la RTBF, mais que 60 % souffrent de fatigue et près de 40 % se disent épuisés. Pour le personnel en charge de la production des différentes plateformes, ces chiffres sont encore plus élevés : jusqu’à 90 % déclarent avoir un besoin urgent de pouvoir récupérer. Nous avons constaté une augmentation de l’absentéisme, surtout depuis l’automne dernier. Habituellement, les tâches du personnel malade sont prises en charge par des indépendants et des travailleurs temporaires, mais s’ils ne les trouvent pas, les employés permanents doivent reprendre le travail de leur collègue malade. Ils sont donc devenus les prochains pions à tomber.

Alain Dremière faisait partie du middle management. La direction sera-t-elle désormais encline à prendre des mesures plus décisives ?

Cabus : « Je pense que oui. Sa mort ne touche pas que les journalistes, il était aussi proche de la direction. J’espère que cette fois elle a compris qu’il y a un très gros problème à la RTBF.

Gérard : « Ce qu’on a peur, c’est que la direction considère ça comme quelques cas isolés. Il peut y avoir de petits changements, mais cela ne changera pas le problème.

La RTBF dit qu’elle prendra des mesures, et rencontrera le SDJ début mars.

Axelle Pollet (porte-parole) : « Un suicide est un drame humain, et pour nous en tant qu’entreprise, les proches passent avant tout. Mais nous avons aussi entendu les différentes critiques. Pour nous, ce drame est aussi un signal qu’un changement est nécessaire. Nous allons maintenant examiner avec les différentes parties ce que nous pouvons faire mieux.

Toute personne ayant des questions sur le suicide peut appeler le 1813 ou visiter le site Web suicide1813.be.

© Humo



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