Peintre, intellectuelle, photographe, elle fut avant tout une femme libre. De s’habiller comme un homme, d’aimer qui il veut, de choisir quoi peindre. D’Annunzio l’appelait Cinerina. Mais sa vie était tout sauf grise, comme le raconte un nouveau livre


Cinerina, l’appelait D’Annunzio, qui aimait donner des noms créatifs à tout et à tout le monde, de Rinascente au tramezzino en passant par Liala: surtout aux femmes, et elle, Romaine Brooks, c’était une femme très intéressante. Peintre, mais pas seulement. Il suffit de voir l’autoportrait dans lequel cette artiste se représente en 1923 pour comprendre la raison de ce surnom. Le frêne entre en jeu, comme une nuance de gris. Sur la toile, Romaine porte une longue veste de cavalière noire moulante avec un chemisier blanc en dessous. Elle a les cheveux courts et ses yeux intenses sont ombragés par le bord d’un chapeau de cavalière noire. Il y a une pointe de rouge sur ses lèvres, mais le portrait est tout noir et nuances de gris.

Les femmes au pouvoir : elles ne nous ont pas vu venir, elles nous ont vu, nous arrivons...

Romaine Brooks, une femme qui a réussi à être elle-même

Un parfait manifeste du style pictural de cette femme unique, un style très personnelcapable d’ignorer l’influence de contemporains encombrants comme Picasso et Matisse, racontée par Valeria Palumbo dans le livre Mon ombre avance à pas de louppublié par l’Encyclopedia delle Donne. La journaliste suit les traces de Romaine dans les lieux où elle a vécu ou travaillé, à Paris, Rome, Florence, Venise, Capri et Nice, à la recherche de ses traces de peintre mais aussi de photographe, intellectuelle, artiste originale, de femme libre d’aimer, de vivre, de s’habiller, de bouger, de donner un sens à son existence. Mais il peine à retrouver ces traces.

Une enfance compliquée

«Si les femmes qui ont changé l’histoire (…) continuent d’être effacés de la mémoire collective, cela ne veut-il pas dire que nous continuons à suivre un vieux récit et que ce récit est encore utile pour justifier les retards intolérables dans l’émancipation des femmes ? fait valoir Valeria Palumbo. Et ainsi reconstituer le portrait de Romaine et de toutes les autres inconnues de la ronde devient pour nous, passionnées d’histoire des femmes, quelque chose de plus universel qu’un simple exercice de reconstruction précise du passé : une sorte de devoir, de mission, de partage nécessaire. .

Certains faits et situations sur la vie de Romaine sont frappants. Elle est née à Rome en 1874, dernière enfant d’une mère qui ne voulait pas d’elle, la riche américaine Ella Waterman. Son père, le major Henry Goddard, est un ivrogne qui abandonne la famille alors que Romaine n’a qu’un an. Elle grandit donc avec cette mère qui ne l’aime pas, toute concentrée sur le bien-être de son enfant mâle mentalement instable. Même Romaine dit ça à sept ans, Ella l’aurait donnée à sa blanchisseuse à New York aller en Europe avec son fils malade pour chercher un remède, s’arrêtant même pour payer ce qu’il devait.

Récupérée par la famille de son grand-père Waterman, Romaine retourne à une vie trouble et est envoyée en internat d’abord en Amérique, puis à Londres, puis en Italie. Ella veut probablement lui donner une formation adéquate pour la marier à un bon partenaire et l’éloigner. Après avoir terminé l’école de spécialisation qui perfectionne l’éducation des jeunes filles aisées à Genève, nous nous retrouvons à Paris puis à Rome, étudiant le dessin, discipline pour laquelle elle a toujours montré une propension innée. Mais il devra fuir sa ville natale pour échapper au « galisme » de ses camarades et finira par se réfugier à Capri.

Le peintre, intellectuel et photographe américain (PORTRAIT – PORTRAIT ¬© Archivio G.BB / Contrasto Agency)

Relations amoureuses

Deux ans plus tard, sa mère Ella est décédée à un peu plus de soixante ans, la rendant enfin financièrement indépendante. Étonnamment, Romaine «même si elle s’habillait déjà en « vêtements d’homme », aimait les femmes, avait choisi de vivre moins de ses revenus que de son travail de peintre (…), en 1903, de retour à Capri, elle a décidé d’épouser John Ellingham Brooks, un inactif. » Il est aussi homosexuel qu’elle et ce type de mariage était assez courant : il libérait « les deux époux du fardeau de la suspicion et de l’ostracisme social ». Ce qu’elle n’imagine pas, c’est que John, l’amant de Somerset Maugham, effrayé à l’idée de finir comme Oscar Wilde, jugé quelques années plus tôt et décédé peu après sa libération, n’aurait pas du tout apprécié certaines libertés et attitudes extravagantes de sa part : ne veut pas attirer l’attention.

Le livre de Valeria Palumbo « Mon ombre avance à pas de loup »

Toujours fidèle à elle-même

Lorsqu’il la voit à Londres avec les cheveux courts, un pantalon confortable et des chaussures d’homme, il entre en colère. Romaine se décide vite : c’est elle qui est riche, alors elle le renvoie à Capri où elle le gardera à ses frais jusqu’à sa mort en 1929. Elle poursuivra sa vie à travers l’Europe. «Romaine a su rester incroyablement fidèle à son talent, choisissant sans exception ses clients et les personnes à incarner. Elle a voulu être portraitiste toute sa vie. Dans le même temps, il a réitéré, sans proclamations mais sans hésitation, son penchant pour les femmes et le polyamour. Natalie Barney était la personne la plus importante de sa vie », écrit Palumbo. Natalie n’est pas n’importe qui. C’est une poète et écrivaine américaine qui a tenu pendant plus de soixante ans un salon littéraire à Paris, promouvant la littérature féminine et rassemblant autour d’elle « les Amazones », ses amies intellectuelles. Et à part Natalie, Romaine adorera d’autres femmes spéciales, comme la danseuse Ida Rubinstein, dont il a peint un célèbre portrait. Il fréquentait la poète Renée Vivien, décédée à 32 ans, mais aussi Winnaretta Singer, fille du fondateur de la marque de machines à coudre et épouse du prince Edmond de Polignac, homosexuelle et de trente ans son aînée.

Le lien avec le pape

Mais, chose incroyable, sa relation la plus connue est avec un homme, Gabriele D’Annunzio, aussi célèbre que « mal » pour elle : homme, vieux, laid, chauve, borgne, aux dents pourries, avec une esthétique, une poétique et des opinions si éloignées des siennes. Romaine lui donnera aussi de l’argent, car c’est quelqu’un qui vivait de cette façon, comme le souligne Valeria Palumbo: «Quel grand nombre d’intellectuels, de Vittorio Alfieri à Ugo Foscolo, de Max Ernst à notre D’Annunzio, ont été soutenus par des femmes tout au long de leur vie et restent non-dits». Et il ajoute : « Les contradictions font partie de toute biographie. (…)

En 1937, elle achète sa villa à Florence et n’ignore certainement pas à quel point le régime fasciste est misogyne et féroce. Pourtant, c’est précisément à Florence qu’il choisit de vivre pendant la guerre. (…) En effet, jusqu’à ce que l’avancée des Alliés et l’occupation nazie amènent Florence en première ligne, en 1944, Romaine continue de fréquenter le groupe des intellectuels, même des Britanniques et des Américains, qui y vivaient et menaient leur vie habituelle. (…). Après la guerre, il partagea son temps entre Florence et Nice, avant de finalement choisir la ville française. »

C’est dur de comprendre Romaine Brooks

Il est difficile de comprendre complètement Romaine, sa vie et même son art. En 2016, à l’occasion du vernissage d’une nouvelle exposition qui lui est consacrée, le critique Roger Catlin écrit un article pour le Smithsonian Magazine intitulé : Le monde est enfin prêt à comprendre Romaine Brooks. Le sous-titre disait : « Artiste du début du XXe siècle, Brooks a longtemps été marginalisée et son travail négligé, en partie à cause de son identité sexuelle et de genre fluide. »

Valeria Palumbo conclut : « Elle était déjà décédée par une froide après-midi du 7 décembre 1970, à l’âge de quatre-vingt-seize ans. Unique. Barney la suivit dix-huit mois plus tard. (…) Il a été enterré avec une photo de Romaine. » Retrouver sa tombe à Nice n’est pas chose aisée : il est plus simple de retrouver celle du docteur Voronoff, inventeur du filet du même nom. Mais une fois que vous l’aurez trouvé, vous ne serez pas déçu. Son épitaphe, qu’elle a elle-même voulue, le raconte parfaitement, dans un épanouissement extrême : «Voici la dépouille de Romaine qui reste Romaine», Voici la dépouille mortelle de Romaine, qui reste Romaine. Une femme qui a réussi à être elle-même.

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