Tue le temps; Rien de nouveau sous le soleil; briser la glace. Ces expressions et clichés du quotidien sont le pis-aller de notre langage : assez vagues pour être utilisés assez souvent, mais aussi tellement concrets qu’ils ne sont pas dénués de sens. L’artiste new-yorkais Roni Horn (1955) a recueilli un nombre infini de ces phrases et a réalisé des sérigraphies des mots manuscrits sur du papier blanc de la taille d’un mètre.
Les séries La purée du bout des esprits (2019) est aussi monumental et solennel que brut et banal. D’une part, ils ressemblent à des nuages éthérés de mots dans un vaste vide – une merveilleuse illustration de la fugacité du langage ; les mots sont là un instant puis ils disparaissent. D’autre part, à cause des gribouillis sauvages et manuscrits, cela rappelle également une porte de toilette rayée dans une boîte de nuit bruyante. Par exemple, Horn insiste sur le des gens de chair et de sang qui prononcent ces mots.
Les œuvres sont merveilleusement ambigües d’une manière supplémentaire : d’une part les expressions sont très locales (instamment américaines : ‘Elvis a quitté le bâtiment‘), comme universel (les phrases néerlandaises qui ont commencé cette pièce sont toutes en anglais sur les œuvres de Horn).
« Humain Minimaliste »
Ambiguïté, hybride, juste entre les deux : c’est exactement là que Roni Horn (1955) préfère être. Dans tout son travail (photos, sculptures, installations, livres, dessins), la fluidité, le changement et les phénomènes insaisissables tels que « le temps » sont le sujet principal. L’artiste androgyne a été qualifiée de « minimaliste humaine » : elle sait transmettre quelque chose de personnel dans un langage formel strict et fin. Elle a aussi des fascinations permanentes : la répétition, l’eau, l’Islande. Un exemple d’un concept aussi simple aux conséquences majeures : en Islande, qu’elle affectionne, elle a réalisé l’installation permanente Vatnasafn / Bibliothèque de l’Eau (2007) : cylindres transparents à hauteur de pièce, remplis de l’eau des 24 glaciers du pays.
Aux Pays-Bas, Horn est surtout connu pour ses énormes cylindres de verre transparents – des « gouttes » colorées qui ont été exposées entre autres au Museum Voorlinden, De Pont et Kröller-Müller. Les côtés de ces cylindres ont été laissés rugueux, le dessus du verre est meulé, il brille comme s’il y avait une couche d’eau dessus. En tant que spectateur, vous pouvez y disparaître : ils réagissent magnifiquement à la lumière. Ce que vous voyez est difficile à situer : c’est aussi fluide que figé, aussi léger que lourd. Tout à la fois, en mouvement permanent.
Dans sa galerie bruxelloise Xavier Hufkens, Roni Horn présente aujourd’hui trois séries récentes de dessins – selon la galerie son « activité première » et « une sorte d’activité respiratoire au quotidien ». série mentionnée ci-dessus La purée du bout des esprits (2019) en est le point culminant absolu – le sens persiste. Les deux autres séries déçoivent malheureusement : le sens s’évapore aussitôt.
Notes et griffonnages
Les séries Chiffre rouge (2022) est trop hermétique pour faire appel à l’imagination. Le titre réel est plus long de 66 mots et commence par : ‘Une silhouette rouge insaisissable s’élançant dans l’obscurité vénitienne ; une naine rouge brûlant au-delà de Saturne ;…’. Cette indulgence caractérise l’ouvrage : une longue série de deux « pages » à chaque fois, comme dans un livre ouvert. Vous y trouverez des combinaisons de photos, des notes manuscrites (de journal intime), des zones de couleurs monochromes, des cartes, des pages de livres et de journaux. La date est toujours incluse sous forme de journal.
Le problème, c’est qu’il n’y a guère d’indices pour le spectateur non averti : bien sûr on reconnaît des lieux (Austerlitz, New York) et des thèmes (notes sur la météo, un poisson hermaphrodite), mais le lien reste flou. Bien sûr, tout est en mouvement et même une note (un début de…) peut être une œuvre d’art, mais cela nécessite plus d’élaboration. Figure rouge est un récit désordonné du passage du temps, à partir duquel rien ne dure.
Vanishing fait aussi le sens dans la série Fricks et Fracks (2022). Le nom fait référence à l’expression anglaise d’un duo qui peut difficilement être distingué l’un de l’autre. Horn a créé des groupes de quatre « duo-doodles » dessinés : des spirales, des cercles, des points et des quadrillages dessinés à la main. Les dessins sont accrochés au mur comme une sorte de jeu de mémoire ouvert : on y voit des différences et des similitudes. Ils ne sont pas aussi « récents » que le suggère le titre de l’exposition : Horn faisait déjà de telles paires dans les années 1990. Et Horn jouait un jeu similaire avec différence et similitude plutôt magistralement avec des photos. Par exemple dans le classique Vous êtes la météo (1994-1996) : une série de portraits en gros plan d’une femme islandaise dans une centaine de sources chaudes différentes. Les différences entre ces photos sont frappantes : parce que quelque chose de l’être humain et quelque chose du temps se glissent dans les photos.
Avec les griffonnages dessinés à la main, les formes abstraites semblent aléatoires et n’ont rien de plus à dire que : en effet, vous ne dessinez jamais exactement la même chose deux fois. C’est un paradoxe surprenant, mais aussi décevant : précisément dans l’œuvre où la main de l’artiste est la plus visible, l’humanité est absente.