Marthe Keller : « Je n’ai jamais voulu être une diva »


«Hou déjà signé pour six projets d’ici 2023. Je travaille sans arrêt, comme d’ailleurs je l’ai toujours fait. Peut-être que les gens ne le savent pas ». Oh non, si ça ne tenait qu’à elle, les gens ne le sauraient pas : Marthe Keller est l’icône du cinéma (comment l’oublier – par exemple – dans Fedora ou dans Un instant, une vie avec Al Pacino ?) plus réservée qu’on ne l’imagine. Il est facile de la retrouver déambulant dans les montagnes de sa Suisse natale, à Verbier (où elle sera prochainement mise en scène au festival, voir encadré page suivante), quasiment impossible de la repérer sur le tapis rouge. à New York), mais l’euphémisme est sa marque de fabrique.

« Je parle quatre langues, un grand avantage : je suis à l’aise partout » explique-t-elle. « Et je suis privilégiée car ils m’ont bien payée et je peux dire ‘non’ à tout ce qui ne me convainc pas, je n’ai pas à s’inquiéter pour demain. J’ai eu beaucoup de chance, depuis l’enfance.

Quelle enfance était-ce ?
Nous vivions à la campagne, mes parents aimaient la nature (le père était éleveur de chevaux, éd). Ils ne m’ont jamais expliqué qui étaient Pavese ou Kierkegaard, mais ils m’ont appris le nom de chaque fleur, de chaque arbuste, de chaque arbre. Je suis tellement reconnaissante pour la simplicité, la beauté, l’amour, la confiance et la liberté qu’ils m’ont donnés.

Les actrices de Cannes 2023 demandent l'égalité :

Quand s’est-elle dit pour la première fois : « Est-ce que je veux être actrice ?
Jamais, pas même maintenant je me le dirais (rires). Danser, c’était ce que je voulais, j’étais dans un corps de ballet.

Qui sait les sacrifices pour une petite fille.
J’ai appris la discipline. J’ai appris à sourire quand j’avais mal. Mais j’ai aussi appris à apprécier la joie de la musique sans avoir à utiliser de mots. Quand on est né en Suisse, on est parfois un peu timide : notre pays, pris en sandwich entre des géants comme l’Allemagne et la France, est petit et compte peu. Nous ne sommes pas très doués pour parler et en danse la musique parle pour vous. Et quel bonheur le rythme ! Parfois je me retrouvais presque en transe… A 16 ans, suite à un accident de ski, j’ai été contraint de partir.

Marthe Keller en 1977 avec son fils par de Broca. Alexandre est maintenant un artiste confirmé. (Getty Images)

Il aura été détruit.
Horrible, pour le moment. Mais si je tombe, je me relève tout de suite. Et je n’étais pas vraiment doué de toute façon, je n’allais pas être soliste, j’étais déjà trop grand. Je suis positif et fataliste : si quelque chose arrive, ce doit être pour une raison. Qui sait si j’avais continué, peut-être qu’aujourd’hui je serais alcoolique et à la place – par pur hasard je suis devenue actrice : j’étais déjà au théâtre et j’ai seulement changé de plans (le premier était comédien, le deuxième danse). Au final, toute mésaventure m’a fait du bien. Le licenciement en Allemagne, où j’avais commencé, m’a poussé vers la France, où j’avais beaucoup plus d’opportunités qu’avant, et de Paris je me suis retrouvé à Los Angeles. Qui s’y serait attendu ? Je n’ai rien calculé dans ma carrière (mhmm, je n’aime pas le mot : « carrière »). Je suis convaincu qu’il faut avoir foi en la vie.

Est-il vrai que vous avez étudié avec le philosophe Theodor W. Adorno ?
Oui, mais pendant très peu de temps, j’ai repris très tôt les cours de théâtre. J’ai passé un moment fantastique avec Jürgen Habermas et les autres représentants de l’école de Francfort (une école sociologique-philosophique à orientation néo-marxiste, ndlr) : une expérience que je porterai avec moi pour l’éternité, on s’interrogeait beaucoup sur la musique comme Bien. Certaines analyses me manquent : je pense que j’étais plus intelligent quand j’étais plus jeune que maintenant ! (rires) En tant qu’actrice, on devient tellement superficiel, parfois… (rires de bon cœur)

Elle semble avoir définitivement échappé à ce risque.
Mon souhait était de gagner assez pour vivre du métier (possibilité peu évidente), de ne pas être célèbre et de sortir avec des lunettes noires suivies par les paparazzis. Cela m’est arrivé quand je vivais en Amérique dans les années 70 et que je jouais dans de grands films. J’ai détesté! Pour cette raison, après l’énième scénario idiot qu’ils m’ont proposé, j’ai préféré retourner en France et jouer Tchekhov sur scène pendant deux ans. Aucune frustration, ayant côtoyé les plus grands réalisateurs et acteurs majeurs du monde : Dustin Hoffman, Al Pacino, Marlon Brando, Richard Burton, Clint Eastwood, Marcello Mastroianni…

Que retenez-vous de Mastroianni ?
Merveilleux. Comme un enfant jouant dans le sable, il agissait naturellement. Le contraire de ce que j’ai trouvé aux États-Unis, où chaque geste est disséqué. Dans The Marathon Runner, Dustin Hoffman prenait un sauna toutes les dix minutes pour avoir l’air fatigué, épuisant ses nerfs et ses réserves minérales.

Keller avec Marcello Mastroianni dans Oci ciornie (1987). Ils ont également travaillé ensemble sur l’escalier Per le antica et Sostiene Pereira. (API)

Laurence Olivier n’en revient pas : « Tu ne pourrais pas te limiter à jouer ? ».
Exact! Quelque chose qui aurait été inconcevable pour Marcello. Il était élégant, profond, avec un bon cœur, il traitait n’importe qui amicalement, sans se soucier des hiérarchies. Et c’était tellement drôle, quoique avec une pointe de tristesse, de mélancolie. Nous n’avons plus de gens comme ça ! On a fait trois films ensemble et j’ai particulièrement aimé Oci ciornie (les deux premiers sont Per l’escalier antica et Le soutien de Pereira, ndlr), mais Michalkov (le réalisateur Nikita Michalkov, ndlr) me déçoit tellement : c’est l’ami de Poutine ! Et je pensais que c’était un génie…

Qu’est-ce qui vous a frappé chez Marlon Brando ?
Elle était folle, comme presque toutes les « célébrités » aux États-Unis. En partie à cause du système hollywoodien, un rouage trop gros pour un être humain, en partie parce que l’Amérique est comme un enfant, infantile. Nous, Européens, avons deux mille ans d’histoire derrière nous, des racines profondes, nous sommes à l’âge adulte. Mais j’aimais Marlon : il était génial, plein d’esprit. Il est arrivé sans connaître les lignes : il les a écrites partout, sur le rideau, sur son bras, par terre…

Et Pacino ? Il vient de redevenir papa.
Nous avons vécu ensemble pendant sept ans, et c’était un bon moment. Al est tellement fou et merveilleux! Le problème c’est que j’étais amoureuse de lui mais je ne l’aimais pas, maintenant je l’aime mais je ne suis pas du tout amoureuse de lui !

Marthe Keller et Al Pacino en 1978 lors d’une soirée organisée par le mythique Actor’s Studio à New York. (Getty Images)

Adorno serait fier d’une telle subtilité.
(rires) J’ai été vraiment impressionné par lui en tant qu’acteur, je pense qu’il était le plus grand que j’ai jamais connu. C’est mon meilleur ami, on lui parle tous les jours, mais il vieillit mal, je suis désolé. Les célébrités ne veulent pas vieillir et lorsqu’elles essaient de s’écarter du cours normal du temps, elles vieillissent beaucoup plus.

Ne faites jamais confiance à un homme qui se teint les cheveux…
Et donc il paraît plus vieux… Mais laissez-les comme ils sont !

Mais elle est dans une forme incroyable. Le secret?
Je suis un fanatique de la nourriture saine. Si je vais bien (je touche du bois !) je pense que c’est grâce aux chromosomes et au retour d’où on vient, la vie de paysan. Je mange à 17, maximum 18, et je donne à mon estomac une pause de 16 heures. Si j’ai des amis à dîner, bien sûr, je m’adapte, mais cela n’arrive pas plus de deux fois par semaine. Je bois beaucoup d’eau, j’essaie de bien dormir, je m’autorise peu d’alcool et peu de viande, même si je ne suis pas végétarien. Bref les trucs habituels. Et je marche, trois ou quatre heures par jour : ça me « vide » la tête.

Connaissez-vous le moine bouddhiste Thich Nhat Hanh ? Il a affirmé que la marche est une forme de méditation.
Ah mais je suis bouddhiste, si on comprend le bouddhisme comme une philosophie, pas comme une religion. Je suis catholique, j’allais à l’église et j’y vais encore quand il n’y a personne… (rires) Tout passe, il faut vivre l’instant avec responsabilité et bienveillance. Il y a une blague judicieuse : « Le cadeau est un cadeau, c’est pour ça qu’on l’appelle… cadeau ! ».

Dans son existence, quel est le maître mot ?
Liberté. Pour moi, l’indépendance c’est tout. Bien sûr, il y a un prix à payer : parfois vous êtes seul, mais c’est votre choix. Mieux vaut être seul et heureux qu’en couple et malheureux ! J’ai la chance d’avoir repris cette maison à Verbier après la naissance de mon fils (Alexandre, eu en 1972 par le réalisateur Philippe de Broca, ndlr). Je lis, j’écoute de la musique, ma famille vient me rendre visite mais je suis souvent – ​​et volontairement – ​​seul. La nature est tellement importante pour moi : je ne supporte plus le bruit, l’agressivité qui existe à Paris. Maintenant je suis ici, en France, mais je viens d’avancer le billet pour retourner en Suisse vers mes vaches : j’adore mes vaches (rires) ! Le silence est si bon pour le cerveau, pour le cœur. Malheureusement, les gens ont tellement peur du silence qu’ils s’entourent de bruit. Et ils sont terrifiés par l’ennui qui, au contraire, est une panacée pour l’esprit.

Étoile parmi les étoiles au trentième anniversaire du Verbier Festival

Marthe Keller (Getty Images)

Les lectures Devant avec Marthe Keller e Justine et Juliette avec Isabelle Huppert ne sont que deux des rendez-vous incontournables du Verbier Festival, Suisse (14-30 juillet), qui fête en 2023 son trentième anniversaire. Le meilleur de la world music est à l’affiche (des chefs d’orchestre comme Zubin Mehta et Daniele Gatti, des pianistes comme Daniil Trifonov et Yuja Wang, des violoncellistes comme Yo-Yo Ma, des violonistes comme Joshua Bell et des musiciens de jazz comme Wynton Marsalis et Brad Mehldau). Dans l’ADN de l’événement, il y a aussi la formation via l’Académie qui propose plus de 90 masterclasses gratuites et ateliers ouverts au public. Info: verbierfestival.com

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