Macron a peut-être les yeux plus gros que le ventre


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L’écrivain est directeur éditorial et chroniqueur au Monde

Emmanuel Macron est arrivé au pouvoir en 2017, à l’âge de 39 ans, en tant qu’ultime perturbateur, se frayant un chemin jusqu’à la présidence au-delà de partis établis en difficulté qui ne s’en sont jamais remis. Dimanche, une défaite humiliante face à la seule force politique qui a prospéré dans ce champ de ruines, le Rassemblement national d’extrême droite de Marine Le Pen, l’a convaincu de tenter un nouveau pari.

Ce pari est cependant bien plus risqué que tous ceux qu’il a pris auparavant – pour lui-même, pour la France et pour l’Europe.

Le système politique français a été profondément ébranlé par le double choc qu’il a subi en l’espace d’une heure le week-end dernier. Il y a d’abord eu les résultats des élections au Parlement européen, avec une part de suffrage sans précédent de 31,4 pour cent pour la liste RN menée par Jordan Bardella, 28 ans. C’était plus du double de la part de la liste du parti présidentiel. Et si l’on inclut les résultats des petits partis, l’extrême droite a remporté près de 40 pour cent des voix. Puis vint la dissolution de l’Assemblée nationale par Macron et la convocation de nouvelles élections législatives, une décision qualifiée de « brutale » par son propre Premier ministre, Gabriel Attal, qui avait été tenu à l’écart.

Une nouvelle élection, a déclaré Macron, apporterait une « clarification » nécessaire : les Français veulent-ils vraiment que l’extrême droite gouverne, ou veulent-ils simplement exprimer leur mécontentement ?

La clarification a commencé dès le lendemain. Sous le choc, le parti de centre droit Les Républicains implose, son président ayant décidé unilatéralement de rejoindre les troupes de Le Pen, emmenant avec lui des dizaines de candidats. En pleine crise, le reste de la direction a décidé de l’expulser mais n’a même pas pu se réunir au siège du parti, qui était verrouillé. A gauche, radicaux, écologistes et socialistes se sont réunis au sein d’un « front populaire » pour présenter des candidats communs.

Cette recomposition en cours du paysage politique n’est peut-être pas ce que souhaitait Macron, toujours apprenti sorcier. Son objectif, dit-il, est d’arrêter la montée des « extrêmes ». Jusqu’à présent, ce sont ces extrêmes qui profitent de cette décision surprise, le centre essayant désespérément de réorganiser ses forces traumatisées. C’est le péché originel de Macron : l’incapacité à construire un parti politique fort sur la base de la dynamique qui l’a initialement amené au pouvoir.

« Mieux vaut écrire l’histoire », a-t-il expliqué dimanche, « que d’y être soumis ». Il est bien décidé à éviter de devoir remettre les clés de l’Elysée à Le Pen en 2027, à la fin de son mandat. Le récent succès de son parti fait craindre un pays ingouvernable et trois années de paralysie politique qui pourraient ouvrir la voie à sa victoire à la prochaine élection présidentielle.

Le dernier scrutin législatif, en 2022, a laissé Macron sans majorité parlementaire. Son raisonnement, après l’annonce des résultats des élections européennes, était qu’un RN enhardi rendrait impossible toute tentative de réforme et le forcerait éventuellement à dissoudre l’Assemblée nationale plus tôt. ou plus tard en tout cas. En bluffant Le Pen, il a au moins pu décider du timing et a pris le RN au dépourvu.

Macron a parié que la voix de la raison pourrait l’emporter sur ce qu’il appelle « la fièvre et le désordre » dans une élection nationale à deux tours avec des enjeux plus élevés que le scrutin européen. Mais il semble ignorer l’intensité de l’aversion personnelle des électeurs à son égard.

Une autre issue possible est la « cohabitation ». Si le RN obtient la majorité au Parlement, Macron nommera Bardella, président du parti, au poste de Premier ministre. Le calcul sera alors que l’extrême droite n’est pas équipée pour gouverner. Le moment où les électeurs se verront proposer un choix présidentiel, la logique veut qu’ils soient désenchantés et se détournent de Le Pen.

De nombreux Français se souviennent avec une certaine tendresse des épisodes passés de cohabitation. Mais il s’agissait d’arrangements entre des partis dominants partageant des valeurs fondamentales et une culture politique. Il est difficile d’imaginer comment Macron pourrait trouver un terrain d’entente avec le chef d’un parti nationaliste radical qu’il a toujours qualifié d’ennemi de la démocratie.

Parviendra-t-il à transformer le rejet de sa direction en un rejet du RN en l’espace de trois semaines ? En 2002, lorsque Jean-Marie Le Pen écarta le candidat socialiste Lionel Jospin du second tour de l’élection présidentielle, les électeurs français formèrent alors un « front républicain » contre l’extrême droite et donnèrent au président sortant, Jacques Chirac, une majorité écrasante. Mais dans les conditions très différentes d’aujourd’hui, le pari de Macron pourrait tout aussi bien aggraver le désordre politique de la France, affaiblissant son influence lors d’une série de sommets internationaux à venir et privant l’Europe d’une voix dirigeante et créative, indispensable en temps de guerre.



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