L’exposition photographique à Turin de « Eve Arnold. L’oeuvre 1950-1980" c’est l’occasion d’un souvenir et de partager un petit journal intime


LLa photographie s’apprend en étudiant et en pratiquant. Donc, pour m’entraîner, il y a environ 25 ans, j’ai déménagé à Londres, en partie pour prendre l’air et en partie pour l’anglais habituel qui doit être constamment amélioré. Pour donner un sens à ce séjour, j’ai proposé de travailler gratuitement dans le mythique Magnum Photosl’agence photographique la plus importante et la plus prestigieuse au monde. Le quartier général était à Old Street, une longue route de Clerkenwell à Islington.

CHINE. Troupe de chant et de danse. 1979. (Magnum Photos)

J’aimais aller à l’agence, ça balisait les journées et rendait moins solitaire l’errance dans la métropole. Les photographes se sont rencontrés : il y avait un jeune italien très blond, Alex Majoli qui allait devenir l’un des grands auteurs italiens connus dans le monde entier ; dans l’archive travaillait Lizzy Amanpour, sœur de la bien plus connue Christiane, figure de proue du journalisme télévisé du cnn, journaliste légendaire de la guerre du Golfe, celle de ’90 pour être clair. Magnum était un carrefour de jeunes stagiaires venus du monde entier, photographes célèbres ou en quête de notoriété.
Être là vous a donné l’impression de faire partie de l’histoire, la grande du monde.
Ils m’ont confié une archive à ranger. Cela consistait à remplacer les cadres en plastique des diapositives, jusqu’alors ils étaient en papier mais le plastique était beaucoup plus protecteur, puis j’ai dû ranger les tirages, les répartir selon l’ordre alphabétique des sujets, noter tout ce qui était dans des enveloppes. Quiconque a travaillé dans la photographie à l’ère analogique sait qu’avant le Web, les images étaient physiquement extraites d’enveloppes. Et l’ordre des enveloppes était tout. La seule chance de trouver l’image requise.

L’archive en question était celle d’Eve Arnold.

Grande-Bretagne 1963. Eve Arnold représentée sur le tournage du film Becket. Photographie de Robert Penn. (Magnum Photos)

Une véritable archive de papiers photographiques, épreuves et tirages. Les archives d’un grand photographe.

Après un quart d’elle, je connaissais chaque image. A la fin de mon rangement, on m’a dit qu’Eve viendrait à l’agence voir comment on s’occupait de ses archives. J’étais excité : j’avais préparé une sorte de rapport. Je pensais qu’il allait me poser des questions sur ceci et cela et ensuite nous parlerions de sa vie, elle me racontait la fois à Harlem où elle, blanche et menue, s’était aventurée dans les clubs de jazz ou cette autre fois où il a rencontré le leader afro-américain Malcolm X ; m’expliquerait-il comment ce portrait était né, pourquoi il avait mis ses mains derrière la nuque ? Est-ce elle qui lui a demandé ? Saviez-vous que vous aviez donné à l’histoire le portrait de ceux que vous n’oubliez pas ? Savait-il qu’il avait contribué au mythe et en avait fait une icône ?

Et à propos de Marilyn, qu’allait-il me dire ? J’aurais découvert, seul, le secret de la femme la plus belle et la plus malheureuse du monde. Eve me disait comment c’était vraiment.

États-Unis, 1960. Marilyn Monroe interprétée par Eve Arnold dans le désert du Nevada lors du tournage du film « The Misfits » (The Misfits), écrit par Arthur Miller et réalisé par John Huston. (Magnum Photos)

Au lieu de cela, elle est arrivée, silencieuse, très timide, très petite et osseuse. Un demi-mètre plus petit que moi et 40 kilos de moins. Élégant et très britannique, bien qu’américain. Il m’a tendu la main, presque le bout des doigts, et m’a dit un petit mot merci. Il l’a répété deux ou trois fois, comme une courte mélopée, puis s’est retourné et s’est éloigné.
C’était la fin. Il ne voulait rien savoir. Il ne voulait rien me dire.

Chaque fois que je lis sur elle, dans des expositions ici ou ailleurs, le souvenir de cette expérience revient. Aujourd’hui l’occasion est le retour en Italie d’une de ses expositions à Chambre – Centre italien de la photographie à Turin, « Ève Arnold. L’oeuvre 1950-1980” organisé par Monica Poggi et créé en collaboration avec Magnum Photos qui peut être visité jusqu’au 4 juin prochain. L’exposition, à travers 170 images, retrace 30 ans de travail du grand photographe.

Qui était Eve Arnold ?

Né à Philadelphie en 1912 et mort cent ans plus tard à Londres. Fille d’un rabbin russe émigré en Amérique, Eve Cohen à l’état civil, devient Arnold après le mariage et, malgré le divorce qui s’ensuit, garde le patronyme. Une femme blanche svelte et très forte qui, à la fin des années 1940, découvre Harlem et ses protagonistes en photographiant des défilés de mode dans le ghetto. Il consacrera beaucoup d’énergie et de nombreuses photographies à la communauté noire et aux mouvements antiracistes.

New York, 1950. La mode à Harlem. Le mannequin Charlotte Stribling alias « Fabulous » attend dans les coulisses. (Magnum Photos)

Une carrière longue et prolifique, ponctuée de voyages, de questions sociales et raciales et célèbre pour les portraits de Marilyn Monroe avec qui elle était une amie sincère. Elle a été une non-conformiste tout au long de sa vie riche et aventureuse, toujours avec l’appareil photo à la main. Comme sa collègue Inge Morath, pionnière de la photographie et modèle pour des générations de femmes reporters, elle a également été invitée par Hanry Cartier Bresson à rejoindre l’équipe de l’agence Magnum à ses débuts. Nous sommes en 1951. Il a presque 40 ans mais il consacre les 30 suivants avec conviction et abnégation à la photographie. Ses débuts dans le ghetto n’avaient été que le début ; le monde du cinéma, les décors, sont des occasions de rencontres et de portraits : Marlene Dietrich, Silvana Mangano, Joan Crowford, et surtout Marylin Monroe, sur le plateau de Les inadaptésle film d’Arthur Miller, ou mis en scène en privé.

Capable d’aller au-delà du personnage, toute sa pratique photographique est parsemée de nombreuses femmes, célèbres ou anonymes, dont devant son objectif il a fait des protagonistes, humaines, proches, souvent amies. Des portraits qui déclarent l’intimité entre la photographe et ses sujets, un brin reportage, souvent imparfaits mais toujours avec une légère touche de glamour. Il a voyagé très loin : en Russie dans les années 50 puis à Cuba, en Afghanistan et au Moyen-Orient pour de nombreux récits de voyage.
Toute sa vie a été un voyage, celui d’une exploratrice de l’humanité.

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