L’écrivain dans son troisième film porte à l’écran un portrait efficace de cette France invisible qui échappe normalement aux radars des journaux et de la télévision. Et tout cela grâce à Juliette Binoche


LAmérite, Emmanuel Carrère le raconte en rigolant, il s’agit de Juliette Binoche. Si ce n’était la ténacité de l’actrice, le best-seller Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas ne serait jamais devenu un film. À la place Entre deux mondesqui s’est rendu à Cannes en ouverture de la Quinzaine des Réalisateurs, débarque également dans nos salles le 7 avrilet le 30 mars le réalisateur le présentera en avant-première à Rome pour les Rendez-vous du cinéma français.

Emmanuel Carrère, réalisateur scénariste

Dans son troisième film en tant que réalisateur, le grand écrivain français transformé l’enquête d’Aubenas – le fruit de six mois d’infiltration au milieu des précaires des entreprises de nettoyage de la zone portuaire de Caen, principalement engagées dans les ferries sur la Manche – dans un film de fiction. Un portrait tout aussi efficace de cette France invisible qui échappe normalement aux radars des journaux et de la télé, auxquels le cinéma sait redonner avec force la dignité d’exister. « Il y avait beaucoup de réalisateurs et d’actrices qui voulaient porter ce livre de Florence Aubenas sur grand écran. »

Turin, 28e Exposition Interaction du Livre. dans la photo : Emmanuel Carrère Photo Federico Bernini / LaPresse, 16-05-2015

Toutefois?
Mais elle n’avait pas confiance, non pas par peur que ses paroles soient trahies, mais plutôt par peur que les personnes impliquées le soient, même par inadvertance. Mais Juliette, également coproductrice, était si têtue qu’elle invitait chaque année Florence à dîner et insistait. Il l’a convaincue et elle a mentionné mon nom. Pouvoir du hasard : si j’avais écrit un scénario original, je n’aurais pas trouvé un projet qui m’ait autant semblé le mien.

Aubenas est journaliste, tandis que dans le film le personnage incarné par Binoche, Marianne, est écrivain de profession. Pourquoi ce changement ? Est-ce que cela la faisait se sentir plus proche de lui ?
Il y a beaucoup de choses différentes que le livre. Florence dit d’elle-même : je suis journaliste, je ne fais pas de littérature. Mais je suis convaincu que toi, grand chroniqueur, tu es aussi un formidable écrivain. Il y a deux écoles de pensée dans l’histoire documentaire. Dans l’une, le narrateur est un témoin neutre, comme s’il n’était pas là. L’autre accepte que l’interaction fasse partie du processus. Observer le phénomène, c’est le changer. Le film parle de ça. Florence était consciente du risque, et tout en exprimant sa solidarité avec les femmes parmi lesquelles elle vivait, elle ne recherchait pas l’intimité. Marianne est plus naïve, elle n’a pas conscience de ce risque, elle va trop loin et s’engage dans une relation d’amitié qui, au-delà des meilleures intentions, devient dangereuse et ambiguë. Gagnez leur confiance mais derrière elle se cache un mensonge, sa fausse identité.

Un dilemme moral : vous vous êtes aussi posé la question en tant que réalisateur ?
Il y a toujours un scrupule moral lorsqu’il s’agit de la vie de vraies personnes. J’ai un grand respect pour le journalisme d’investigation, j’admire le travail d’Aubenas, ainsi que d’un point de vue littéraire comme force de dénonciation, car il a sensibilisé un peu l’opinion publique aux conditions de travail de ces gens. Nous n’avons pas eu le même problème pour faire le film, l’intention était claire. Nous avons fait un long casting auprès des travailleurs précaires de ce quartier, pas de doute possible.

En fait, Binoche mis à part, il voulait des actrices non professionnelles, comme Hèléne Lambert qui joue Christèle, avec qui Marianne se lie d’amitié. Et Evelyne Porée (Michéle) et Emily Madeleine (Justine).
C’était la seule condition que j’avais posée pour faire le film. Nous avons eu la chance d’avoir eu près d’un an entre la fin de l’écriture du scénario avec Hélène Devynick et le début du tournage. Nous étions à Caen pendant presque cinq mois pour les castings puis encore six mois pour des ateliers, des improvisations, apprendre à se connaître, devenir comme une sorte de troupe de théâtre. Petit à petit ces gens, très éloignés de l’idée même d’agir, sont entrés dans le processus, et quand Juliette est arrivée, que tout le monde attendait avec impatience, une belle alchimie s’est créée. Elle a su gagner leur confiance, elle était simple, gentille, tout le contraire d’une diva. Et il a réalisé au moins autant que moi.

Que veux-tu dire?
Le cinéma n’est pas mon métier, je ne sais pas exactement ce que signifie diriger des acteurs. J’ai fait ce que la réalisatrice a à faire, mais elle a fait la mise en scène avec eux, comme dans une chorégraphie. Tout le monde se sentait plus à l’aise. Ce n’est pas que de la technique, c’est l’idée de travailler ensemble, de partager un chemin, de permettre aux gens de le faire. Juliette était unique.

Le cinéma, dit-il, ce n’est pas son métier. Mais il le connaît bien : il en est à sa troisième épreuve derrière la caméra, il a été critique de cinéma et scénariste. Quelle est la différence entre raconter par la littérature ou par le cinéma ?
Je suis avant tout un écrivain, heureux d’avoir cette troisième chance avec le cinéma. Ce sont des langues différentes. Pour moi, écrire est plus naturel. Je ne me considère pas comme un brillant réalisateur, je reconnais une qualité : je n’aime pas trop diriger, je préfère laisser les gens apporter leur talent, être créatifs. Il y avait une grande histoire ici. Et un joli court-circuit : à la base il y a un texte journalistique, le scénario est de la fiction mais le tournage ressemblait presque à un documentaire car les gens s’interprétaient eux-mêmes.

Juliette Binoche, reine du style chic et élégant

Juliette Binoche, reine du style chic et élégant

Alors, toujours du cinéma à l’horizon ?
Ce film n’était pas dans mes plans, j’aime la façon dont il s’est passé, il est arrivé au bon moment, mais maintenant je n’ai pas de nouveau projet pour le cinéma, peut-être qu’il arrivera dans quelques années. Quand tu écris tu ne dépends que de toi-même, si tu voulais rester au lit toute la journée paradoxalement tu pourrais le faire. Le cinéma a des obligations, tout le monde sur le plateau dépend de vous.

On voit beaucoup de scènes de nettoyage sur les ferries, elles ont l’air réalistes, comment les avez-vous tournées ?
Je te raconte un secret. Nous les faisions lorsque le ferry était en mer, lors des traversées. Généralement, lorsque vous naviguez sur un navire, vous le faites au port et essayez de convaincre le spectateur que vous naviguez. Nous avons fait l’inverse, abattus en mer, lors des vraies traversées, en nous faisant croire que nous étions au port. La difficulté était les très petits espaces. Chacun savait quoi faire, c’est son boulot et Juliette faisait le sien aussi.

Le film en France a déjà été vu par 400 000 personnes, qu’espérez-vous ?
Puisse-t-il attirer davantage l’attention sur ces travailleurs. Ils travaillent sans règles, sans même des horaires de travail, la journée est découpée entre diverses tâches, ils doivent payer l’essence, ils n’ont pas le temps de rentrer chez eux. C’est un travail très fatigant et sans droits. Le livre a fait débat à l’époque, j’espère que le film aussi.

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