Après des mois de manœuvres, de discussions, de guet et d’espoir, l’Histoire s’est déchaînée. Avec l’invasion de l’Ukraine, le président Poutine plonge dans l’impensable, il a franchi le Rubicon, à la guerre. Il ne peut pas revenir en arrière. Quel que soit le motif décisif, la décision a été prise. Feu et flammes, tout ou rien.
La volonté politique et le sang-froid sont désormais indispensables de notre côté. Les premiers ne manquent pas. En période de danger, des forces insoupçonnées sont libérées. A commencer par l’Ukraine, qui encaisse courageusement les premiers coups, riposte et remporte haut la main la première bataille de l’opinion publique européenne. Aujourd’hui, nous ne voyons pas un pays désordonné de quarante millions d’habitants sur la mer Noire, mais une nation qui se présente comme le porteur de la promesse démocratique de l’Europe, avec le président Zelensky comme le héros universel.
La mobilisation politique allemande est certes tellement inattendue et abrupte. La République fédérale veut sortir de l’arrière-garde de l’OTAN, va s’armer sérieusement (100 milliards d’euros supplémentaires pour la défense rien qu’en 2022) et envoie du matériel militaire à Kiev. Berlin rompt avec la politique de ponte économique vis-à-vis de Moscou, reconnaît la dépendance gazière comme une erreur stratégique et se heurte à la naïveté et à l’hypocrisie du modèle d’exportation allemand (faire des affaires avec des despotes sous couvert de diffusion des libertés). Ce que les voisins orientaux éprouvés et les présidents américains stricts n’ont pas été en mesure de réaliser depuis des années, Poutine le réalise d’un seul coup : le réveil géopolitique de l’Allemagne. Action et réaction.
Le chancelier Scholz a parlé d’un ‘Zeitenwende‘ pour l’Europe et a fait entrer son parlement et son public dans cette ère. Il aurait annoncé les décisions sans en informer son propre SPD et les Verts ; seul le secrétaire au Trésor Lindner (FDP) était au courant. C’est ainsi que le chancelier Kohl saisit l’occasion en novembre 1989 : trois semaines après la chute du mur de Berlin, autre événement majeur de l’histoire galopante de l’Europe, il lance à lui seul des projets d’unification allemande dans le même Bundestag, étonnant ami et ennemi.
Ce surprenant, deuxième allemand ‘Wendé‘ donne à l’ensemble de l’UE plus d’unité et de force. Les lourds paquets de sanctions, qui jusqu’à la semaine dernière étaient toujours ralentis ou écourtés par Berlin, se succèdent. L’Europe déploie sa puissance économique et est publiquement disposée à prendre en compte la douleur de la richesse au nom de la sécurité et de la paix. Ce dernier est nouveau et montre une conscience politico-stratégique approfondie.
Il est tout aussi frappant que l’Union européenne va fournir des armes à Kiev pour 500 millions d’euros. Tabou jusqu’à la semaine dernière, également à cause de la résistance allemande. Avec cela, l’UE a franchi son propre Rubicon. La présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, l’a annoncé dimanche. L’Alliance européenne pour la paix est désormais partie à un conflit avec une puissance militaire et nucléaire. Que ces argents de guerre d’un Bruxelles Facilité pour la paix venir n’aura pas échappé aux porte-parole du Kremlin, révélateurs chevronnés de l’hypocrisie occidentale.
Chez nous spectateurs, loin des bombes sur Kiev et Kharkov, l’inquiétude et la peur se disputent la primauté. Le triomphalisme de Twitter face aux erreurs de calcul militaires russes est prématuré. Ce mercredi nous n’en sommes qu’au jour 7. En 1940 il a fallu cinq jours aux Allemands et un Rotterdam dévasté pour faire capituler les petits Pays-Bas.
Il y a donc beaucoup de volonté politique de vivre, mais le calme stratégique est une denrée plus rare. La priorité absolue est d’écarter le danger d’une guerre nucléaire. Dire que Poutine bluffe est irresponsable. Tous les politiciens de premier plan ne semblent pas en être conscients. La présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, met sur la table la perspective d’une adhésion de l’Ukraine à l’UE. Envoie rapidement à Zelensky la proposition officielle. La Pologne et d’autres pays d’Europe de l’Est l’applaudissent, le Parlement européen l’applaudit déjà mardi. Les États membres hésitants sont désormais silencieux ou nuancés ; personne ne refuse aux Ukrainiens assiégés une lueur d’espoir.
Dans l’impétuosité du moment, von der Leyen semble ignorer que pour le Kremlin, que nous voulons faire entendre à la raison, nos promesses OTAN et UE à Kiev depuis 2008 ont été une source majeure de conflit. Et comment devrions-nous envisager cela : l’ex-République soviétique d’Ukraine dans l’UE sans devenir membre de l’OTAN en même temps ? Cette dernière est une ligne rouge, car elle risquerait une guerre nucléaire américano-russe. L’Union européenne peut-elle sauver le pays des griffes de Moscou, maintenant ou à l’avenir, sans les États-Unis et sur la base de sa propre clause d’assistance militaire, Article 42, paragraphe 7, du traité UEle pendant inédit de l’article 5 du traité de l’OTAN ?
Vaste question stratégique. Les tournures du destin ne sont pas encore terminées.
Luc de Middelaar est philosophe politique et historien.
Une version de cet article est également parue dans NRC le matin du 2 mars 2022