Le Caravage, et bien d’autres après lui (surtout Georges de La Tour), introduisirent dans les peintures des effets spéciaux créés par la luminosité artificielle des bougies. Et ils en ont fait une méthode. Mais ils eurent un précurseur : un peintre anonyme de la fin du XIIIe siècle


LEans une froide soirée d’hiver de 1913, le moulin de mon grand-père Vittorio produisait de l’électricité dans la ville de Stienta, face au Pô. La ville a été tirée de l’obscurité, comme beaucoup d’autres endroits en Italie. Le futurisme faisait fureur dans l’art et la littérature et cette année-là, partout dans le monde, une nouvelle saison commençait pour l’humanité.

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Pouvons-nous aujourd’hui imaginer notre vie sans lumière électrique ? Pourtant, comme avant d’autres commodités et innovations radicales, l’humanité a vécu des millénaires dans l’ombre des ténèbres. C’est en effet un artiste qui a inventé la lumière électrique, en la distribuant savamment dans les espaces et sur les protagonistes de ses tableaux : Caravaggio. Le Caravage a ressenti le besoin de sources de lumière pour produire ses effets spéciaux, à partir de La vocation de Matthieu pour la chapelle Contarelli de San Luigi dei Francesi, en 1599.

Il s’intéresse à la vraie lumière, pas nécessairement à la lumière du jour, mais aussi à la lumière des bougies. Est-ce une intuition ? Une nécessité ? Bien sûr, avant lui, d’autres artistes avaient pratiqué dans des scènes nocturnes mais sans intentions programmatiques.. Plus d’un a peint la « Nocte », mais presque avec des intentions capricieuses et épisodiques. Après le Caravage, le décor nocturne semble naturel, à tel point qu’un artiste caravagesque le déclare en son nom : Gherardo delle Notti.

Le décor nocturne suppose des sources lumineuseset pour certains maîtres ce sera un choix programmatique, une volonté de distinction. En vérité, tout caravagesme est électrique. Mais un peintre, plus que d’autres, semble tellement obsédé par cette idée qu’il recourt systématiquement à l’insertion de bougies. De nombreuses œuvres en naissent. De la San Sebastiano soigné par Irène à la Boutique de San GiuseppeauAnge apparaissant à Saint Josephau Femme tamisantau Éducation de la Viergeal Jeune homme soufflant sur un bourgeon, al Nouveau-néal Garçon soufflant sur une lampeun Job et sa femmeet dans une surprenante série de Joueurs de dés et Madeleine.

La « signature » de Georges de La Tour

Sa spécialité est de cacher partiellement la bougie avec sa main à contre-jour ou avec son avant-bras. Mais dans certains moments sublimes, la bougie devient la protagoniste. Nous le contemplons avec Maddalena, qui semble le comprendre, malgré sa rigueur physique, sur un plan métaphorique, comme un souvenir mori. Dans les deux versions de Washington et du Louvre, Madeleine il semble nous ignorer, ne pas sentir notre présence, tournant ou baissant la tête vers la flamme destinée à brûler et à s’éteindre. Dans une version plus évocatrice, la bougie est placée devant un miroir dont le cadre brille d’une lumière striée.. C’est un double souvenir moriet c’est aussi la comparaison entre la réalité et son reflet.

« Madeleine pénitente » de Georges de La Tour, vers 1640. (photo Art du patrimoine/Images du patrimoine via Getty Images).

Peu de détails sont aussi évocateurs, aussi littéraires, aussi allégoriques. Dans cette bougie, c’est toute notre vie qui se consume et le peu de temps qu’il nous restel’envie de retrouver d’autres vies, d’autres bougies. Le peintre de cette idée, qui devient sa raison de vivre, s’appelle Georges de La Touret il lui fallut attendre quelques siècles pour sortir des ténèbres dans lesquelles il était plongé.

Comme chez nous pour le Caravage ce fut le tour de Roberto Longhi, d’illustres savants se sont retrouvés à converger vers La Tour plus ou moins dans les mêmes années entre 1915 et 1950 : Hermann Voss, Vitale Bloch, Charles Sterling. La figure d’un grand maître, du plus grand peintre de la lumière, se dessine peu à peu.

C’est sa bougie qui se reflète dans le miroir ; mais peu de gens savent que la première bougie qui a défié la nuit en peinture est celle d’un rare peintre anonyme de la fin du XIIIe siècle, le Maître de Sant’Agata à Crémonequi imagine un enfant, un petit ange, un cierge à la main, accompagnant saint Pierre rendre visite à sainte Agathe en prison (. La flamme vibre contre les ténèbres, c’est de la pure poésie. Et l’enfant est curieux de voir enfin la sainte accompagnant la statuaire San Pietro.

Je ne pense pas que dans toute la peinture moderne il y ait une image plus lyrique et éloquente que celle-ci : c’est un caprice, une confirmation supplémentaire de la façon dont un artiste ne prête pas attention aux règles, aux modèles, aux traditions et ne s’inspire d’aucune iconographie ou précédent. Celle du Maître de Sant’Agata est une toute nouvelle intuition de la lumière. Il faudra attendre plus de trois cents ans pour que cela devienne une méthode à La Tour.

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