L’augmentation des coûts de l’énergie a agi comme un coup de sifflet pour toutes les entreprises afin d’augmenter leurs marges bénéficiaires

Paul De Grauwe est professeur à la London School of Economics. Sa chronique paraît toutes les deux semaines.

Paul de Grauwe

Lorsque l’inflation est montée en flèche, de nombreux économistes craignaient une spirale salaires-prix. Cela garantit que si les prix augmentent, les salaires augmenteront également, obligeant les entreprises à répercuter l’augmentation des coûts salariaux sur des prix plus élevés. Une spirale infernale qui débouche sur une nouvelle vague d’ajustements salariaux et de hausses de prix. Cette dynamique, craignaient de nombreux économistes, enracinerait l’inflation dans l’économie et serait difficile à combattre.

La surprise est que cette spirale n’a guère joué de rôle jusqu’à présent. Dans la plupart des pays européens (à l’exception de la Belgique), les salaires réels ont baissé, c’est-à-dire : les hausses de salaires ont été en retard sur les hausses de prix. Au lieu d’une spirale prix-salaires, nous avons connu une spirale prix-profits. La hausse des coûts de l’énergie a incité de nombreuses entreprises à augmenter leurs marges bénéficiaires. Ils ont donc majoré l’augmentation des coûts de l’énergie, de sorte que les prix des produits finis ont augmenté plus rapidement que les prix de l’énergie eux-mêmes. Une nouvelle spirale qui a remplacé la spirale salaires-prix.

Ce n’est pas une histoire hystérique d’économistes d’extrême gauche. La Banque centrale européenne, où travaillent des économistes ayant une formation économique générale, a publié il y a deux semaines une étude qui a confirmé cette histoire. D’après les économistes de la BCE, les deux tiers du pic d’inflation de l’an dernier étaient dus à la spirale profit-prix ; seulement un tiers de la spirale salaires-prix. De plus, selon les économistes de la BCE, ce phénomène ne s’est pas limité à quelques secteurs (comme le secteur de l’énergie) mais s’est étendu à presque tous les secteurs. En 2023, l’agriculture, l’industrie et le secteur des services ont profité de la hausse des coûts de l’énergie pour augmenter leurs marges bénéficiaires.

Il s’agit bien sûr de moyennes. Il y a sans aucun doute des entreprises dans tous ces secteurs qui n’ont pas réussi à augmenter leurs marges bénéficiaires. Mais l’entreprise moyenne a. Cela conduit à la question de savoir comment une telle chose a été possible. Voici une tentative de réponse.

Un premier élément de réponse est la modification de l’équilibre des pouvoirs entre les employeurs (actionnaires) et les salariés aux États-Unis et dans l’UE. Depuis les années 1980, on observe une concentration croissante des entreprises. Ce phénomène a été largement cartographié avec des chiffres par deux économistes flamands, Jan De Loecker et Jan Eeckhout, entre autres. Dans le même temps, on observe une diminution de l’influence des syndicats. Ce transfert de pouvoir des travailleurs vers les employeurs a permis aux marges bénéficiaires d’augmenter et à la part des salaires dans le PIB de diminuer dans la plupart des pays.

Dans ce contexte historique, nous pouvons comprendre les évolutions récentes de l’inflation. Le choc énergétique de 2021-22 a créé un fenêtre d’opportunité pour augmenter les marges bénéficiaires. Normalement ce n’est pas si simple : si l’entreprise A augmente sa marge bénéficiaire et que l’entreprise B ne suit pas, la première entreprise risque de perdre des parts de marché. Cependant, l’énorme augmentation des coûts de l’énergie a agi comme un coup de sifflet pour toutes les entreprises afin d’augmenter leurs marges bénéficiaires. S’ils le faisaient tous ensemble, l’effet de part de marché négatif disparaîtrait également. Ce mécanisme a été facilité car la plupart des secteurs étaient plus concentrés qu’auparavant.

L’inflation a ainsi révélé une lutte pour la valeur économique d’un pays. Et cette bataille semble tourner en faveur des entreprises et des actionnaires.

Que peut-on faire à ce sujet ? La BCE poursuit sa politique de pression à la baisse sur la demande globale de biens et de services par la hausse des taux d’intérêt, afin d’étouffer l’inflation dans l’œuf. Elle réussira. Mais cela a un coût : une récession avec la misère associée ne peut être exclue.

La BCE n’a pas les moyens de s’attaquer aux causes de la spirale profit-prix. La concentration accrue de l’industrie ne peut être combattue que par une politique de concurrence vigoureuse. Cela signifie que le gouvernement limite considérablement les accords sur les prix, limite les fusions et acquisitions et force éventuellement les groupes trop grands à se séparer. Mais voici où le bât blesse. La volonté politique de le faire s’est érodée au fil des ans. La politique de la concurrence n’apparaît plus guère dans les programmes des partis politiques.



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