L’anarchie est un avenir plus probable pour l’Occident que la tyrannie


« Petit frère te regarde », n’a jamais dit aucun roman ou film. Presque toutes les dystopies fictives — 1984, Le conte de la servanteMichel Houellebecq Soumission – implique un État vaste et oppressif, et non un État défaillant ou inefficace. Parce que les menaces les plus récentes à la civilisation étaient Hitler et Staline, nous nous attendons à ce que la prochaine prenne la même forme dictatoriale.

Nous ne devrions pas. L’histoire de notre espèce est surtout l’histoire du désordre, pas trop d’ordre ; d’anarchie plutôt que de tyrannie. Même maintenant, l’État, une invention récente, est inégal et provisoire dans une grande partie du monde.

Les libéraux occidentaux devraient ajuster leurs cauchemars en conséquence. S’inquiéter des hommes forts continuera d’avoir du sens tant que Donald Trump envisagera un retour. Mais la tendance générale des événements est à la fragmentation et au chaos.

Le pionnier est, comme toujours, les États-Unis. Dans une nation non seulement divisée mais en échec, ni les démocrates ni les républicains ne peuvent construire une hégémonie électorale durable du type de celle qui a permis le New Deal, la révolution Reagan et d’autres réformes nécessaires au siècle dernier. Ce problème de gouvernance est exacerbé par la grande minorité de la population qui ne reconnaît pas, par exemple, la légitimité du président Joe Biden ou la sagesse des conseils de santé publique. Pour savoir à quel point certains électeurs sont inaccessibles, considérons que un tiers ou plus des Américains sont ouverts à la sécession de leur État de l’union. Même s’il s’agit de bluff en fauteuil, des États aussi influents que la Floride et Texas se définissent de plus en plus contre le gouvernement fédéral.

Il y a des nouvelles encourageantes et affligeantes ici. Même si un tyran pouvait s’emparer du pouvoir par un coup d’État, aucun pays aussi grincheux et désagréable ne resterait longtemps sous sa coupe. L’avenir bien plus plausible est une Amérique ingouvernable.

Si le thème ici est l’entropie, l’Europe ne devrait pas se sentir en reste. En France, les partis politiques qui ont donné forme à la Ve République se sont réduits à une vitesse fulgurante et le parlement regorge désormais de radicaux. Une présidence que Charles de Gaulle a conçue pour être quasi-monarchique dans son pouvoir a connu ces dernières décennies deux monomandats inefficaces (Nicolas Sarkozy et François Hollande), un homme qui a renoncé très tôt à la réforme économique (Jacques Chirac) et le très succès partiel d’Emmanuel Macron. Qu’est-ce qui est le plus probable : que tous ces dirigeants étaient des imbéciles, ou que la nation elle-même est de plus en plus difficile à diriger ?

En France, du moins, le tumulte fait partie de la mémoire populaire. Les Britanniques sont moins préparés à la décadence de l’ordre politique. Ils ont eu autant de premiers ministres depuis le 13 juillet 2016 qu’entre le 2 mai 1979 et le 27 juin 2007. Il y a un remorqueur séparatiste d’Ecosse, une crise qui se détériore en Irlande du Nord et ce qui semble être le début de la fin d’une génération de paix sociale durement gagnée. Les conventions éthiques non écrites se sont transformées en poussière sous le cavalier rieur d’un premier ministre. C’est une mesure de son potentiel en tant que démagogue, oui, mais aussi du peu de structure qu’il y a maintenant dans la vie publique. Alors que sa majorité parlementaire de 80 sièges s’avère impuissante face aux syndicats et aux Nimbys, c’est la fuite du pouvoir du centre qui ressort, pas sa concentration impitoyable là-bas.

Il est d’usage à ce stade de dire que le chaos est exactement ce qui crée la clameur publique pour un César ou un Napoléon : pour une suspension des subtilités démocratiques. Mais rien ne dit que l’un suit l’autre. L’Italie a eu une politique désordonnée et bloquant les réformes pendant une grande partie de ce siècle sans passer au pouvoir par décret personnel. Les États-Unis ont eu quatre assassinats présidentiels et une guerre civile dans leur histoire, mais aucun dictateur. Une rechute dans ce nihilisme est plus plausible, n’est-ce pas ? — qu’un modèle de gouvernement qui n’a pas de pedigree dans les deux siècles et demi de la république. C’est peut-être parce qu’il n’y a pas de visage ou de voix à lui donner que l’entropie est sous-discutée, sous-dramatisée et sous-crainte, alors même qu’elle représente la plus grande part de l’histoire humaine.

« Cela pourrait arriver ici », disent les prophètes d’un avenir fasciste, comme si nous autres écartions cette possibilité. En vérité, l’échec de l’imagination leur appartient entièrement. Les grands dictateurs du XXe siècle ont une telle emprise sur la pensée occidentale qu’ils l’engourdissent face à d’autres types de danger civilisationnel. Si des esprits aussi fins que de Philippe Roth et qu’Aldous Huxley supposait qu’un avenir sombre devait être un avenir totalitaire, il est compréhensible que ma moindre profession commette la même erreur. Mais pas tout à fait pardonnable. La véritable vigilance est la peur du sous-gouvernement autant que du sinistre gouvernement.

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