C’est la cinquième fois aujourd’hui que je tape sur mon téléphone la série de chiffres à côté du visage souriant de mon amie violoncelliste Tanya. J’attends que l’indicatif du pays +380 soit récupéré. La basse ‘baie’ perce mon oreille. J’espère entendre son alto mélodieux, mais encore une fois une voix mécanique me demande – d’abord en ukrainien puis en anglais – de laisser un message. Désespérément, je parle pour la cinquième fois et passe à WhatsApp. Bien que j’aie déjà laissé des dizaines de ballons verts remplis de demandes, ma demande reste sans réponse.

La pause déjeuner est terminée. Affligés qu’il y ait des explosions au lieu de musique à environ deux mille kilomètres à l’est de notre studio, mes collègues et moi retournons aux pupitres de musique, entre nos mains, Dieu merci, des instruments, pas des armes. Cela faisait longtemps que je ne me sentais plus comme une personne insignifiante que comme un musicien. En espérant que la quatrième symphonie de Carl Nielsen, L’inextinguibleque mon impuissance s’adoucisse, je lève mon alto. Mais ici les dièses et les bémols se disputent, le rythme ressemble bientôt à un régime et la lutte à la portée, pourtant abstraite, ne cesse de m’interroger sur Tanya. Mon pouce droit a des crampes sur la pantoufle. Plutôt que de formuler des phrases, je combats les images télévisées persistantes de sa ville en feu dans ma tête. Qu’est-ce que Nielsen entendait réellement par « L’inextinguible » ?

je reste par erreur Expresso jouer où senza vibrato des stands. Et même si je sais que la froideur des cordes métalliques sous mes doigts n’a rien de commun avec les mains nues sur un tank, les notes blanches du lot continuent de me fixer de leurs orbites vides.

Le boom gonflé de deux timbales dans une bataille musicale de titans attire mon attention. Je me retourne. L’exubérance physique des joueurs de timbales, leurs gestes vifs, dissolvent inopinément quelque chose en moi. Enchanté, je me rends compte que Nielsen ne parle pas de l’abstraction en musique mais du pouvoir individuel inextinguible de la volonté de vivre.

Après la répétition, mon alto toujours à la main, j’allume mon téléphone portable. Impatient, je tape sur toutes les icônes. Pas de messagerie vocale, pas de nouvelles. Nielsen résonne encore entre mes oreilles quand je quitte le studio. Dans les escaliers, un son familier de WhatsApp fait bondir mon cœur. Je regarde. Dans la rue je me mets à sangloter, Tanya est vivante.

Ewa Maria Wagner est altiste et écrivain.



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