Kenza et Fatiha ont grandi dans la même maison mais issues de différents pans de la barrière sociale, celle-là même qui imprègne encore la société marocaine. L’histoire d’une amitié féminine se mêle à la violence de la réalité dans une fresque sociologique d’un grand impact émotionnel


LELa carapace protectrice d’une grande maison, un jardin luxuriant où les papillons peuvent chasser… Enfants, Kenza et Fatiha sont inséparables. La première a perdu ses parents dans un accident et vit dans la villa de ses grands-parents. Son amie la réconforte, chasse ses cauchemars en dormant à côté d’elle.

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Une amitié tendre et sincère, qui pourtant ne peut durer: Kenza est la petite-fille d’un des hommes les plus puissants de Casablanca, elle ira étudier à Paris, tandis que Fatiha est la fille de la gouvernante. Pour elle, l’école publique, un mariage arrangé et l’aspiration à étudier la médecine arrachés à un mensonge qui certifie le classisme de la société marocaine.

Avec l’adolescence, la distance devient plus aiguë: dans la maison du grand-père Abbas Chérif Falani, de grands dîners se préparent entre amis et en musique pour rompre le jeûne du Ramadan, tandis que Fatiha dresse la liste des choses interdites pendant le jeûne : dentifrice, déodorant, fond de teint…

Différences et lutte des classes, un échantillon de la jeunesse marocainedes enfants d’élite qui voyagent avec un chauffeur et des enfants des rues qui vendent du chewing-gum aux touristes dans l’opéra avant Zineb Mekouarné à Casablanca, a étudié à Paris et y est aujourd’hui actif dans le monde des droits civiques.

« Ce roman est le meilleur que vous puissiez lire sur la lutte des classes au Maroc aujourd’hui », a écrit Tahar Ben Jelloun de Passeport vert, confirmant le talent de l’auteur. Qui a aussi raconté la désorientation d’une crise identitaire : si Fatiha ne parvient pas à sortir de sa condition mais se renforce dans les difficultés, Kenza est rejetée par la France.

Zineb Mekouar est née à Casablanca en 1991 et vit à Paris où elle a étudié les sciences politiques et économiques et s’occupe des droits de l’homme. « Le passeport vert » figurait parmi les finalistes du prix Goncourt pour la première oeuvre (photo Instagram).

Précisément dans le pays qu’elle aime depuis toute petite, dont elle a appris la langue et les coutumes, bercée par sa grand-mère avec les chansons d’Aznavour et de Piaf elle découvre qu’elle est différente, qu’elle est une femme arabe. Dans l’histoire de deux amis qui se lient, se séparent, se retrouvent, le passé colonial et la société très classiste du Maroc coulent.

Où est cette différence de classe enracinée ?
Dans mon pays, traditions et modernité s’affrontent et se heurtent souvent, de nombreuses lois sont encore inadaptées à l’évolution de la société civile. Les politiciens en sont conscients, mais pas tout le monde.

Il en a montré le côté le plus rétrograde, pourquoi maintenant ?
C’est ce que vivent les femmes. Je raconte des situations un peu crues même parce que je voulais montrer la violence contre le corps féminin et aussi l’hypocrisie qui l’entoure.

Les filles viennent de différentes classes sociales, l’une étant la fille de la bonne de l’autre. Ils sont amis depuis qu’ils sont petits, mais Fatiha dort par terre dans la chambre de Kenza, sur un lit improvisé…
Ce ne sont pas les mêmes, le Maroc non plus : il y en a deux. Et l’ascenseur social ne marche pas. Les mondes ne se mélangent pas, les petites filles ne s’en aperçoivent pas, puis, avec l’adolescence, la cruauté de la différence arrive. Même la langue les sépare : Kenza parle le français, Fatiha l’arabe marocain, pas le classique que personne ne connaît et qui n’est utilisé que pour l’écriture ou à l’université.

La connaissance de la langue est-elle un marqueur social ?
Dit quelque chose à propos de la classe parent. Nous n’avons pas de castes comme en Inde, mais une forte rigidité sociale. Les lois sont archaïques, par exemple il n’est pas possible d’avoir des relations sexuelles hors mariage, on ne parle pas d’avortement…

Elle en parle.
Pour souligner l’hypocrisie avec laquelle les deux choses sont faites. Le prix, comme dans le cas de Fatiha, est payé par les femmes, surtout si elles sont économiquement vulnérables. À Fatiha, vient aider Kenza, qui a un réseau social différent et connaît un médecin.

« Le passeport vert » de Zineb Mekouar, Nord (288 pages, 18 euros).

Au final Kenza fait un choix de principe, il ne veut pas que son séjour en France dépende d’un mariage. Alors que la rançon de Fatiha pourrait passer par un mariage.
Kenza a pu se permettre un refus, Fatiha ne l’a pas été. Quand on n’a rien d’autre, tous les moyens sont bons.

Le grand-père de Kenza, un aristocrate, ancien et proche collaborateur de la maison royale, dit à un moment donné des jeunes : « Ils ne doivent pas oublier qu’ils ne sont pas seulement des enfants de la décolonisation, mais aussi des petits-enfants de la colonisation ». Vous vivez en France : d’après votre expérience, croyez-vous qu’aux origines des rébellions récentes et continues il y a aussi ce sentiment de « petits-enfants de la colonisation » ?
Oui, je pense que oui. Le thème de mon livre est aussi celui-ci, se percevoir comme un étranger, la difficulté d’acquérir une identité dans un nouveau pays. Les jeunes, même nés en France, portent le poids d’un héritage postcolonial. Pas neutre du tout, mais très peu connue car elle concerne différents pays, incorporés dans un tout : Maroc, Tunisie, Algérie… Il ne suffit pas de dire : maintenant vous êtes en France, vous êtes Français. Chacun vient avec sa propre histoire. Les deuxièmes ou troisièmes générations ont découvert une identité qui n’est pourtant pas encore intégrée culturellement.

Est-ce cela qu’il faut, une intervention culturelle ?
Oui, et je crois que la littérature est un médium. Il a le pouvoir de vous restituer l’intimité des émotions de quelqu’un qui est autre chose pour vous, et donc de vous aider à les comprendre.

Dans le livre, 2011 est une date cruciale : pourquoi ?
Cette année-là, en France, une circulaire du ministère de l’Intérieur décide de ne pas renouveler le titre de séjour de ceux – diplômés en France – qui changent leur statut d’« étudiants » en « travailleurs temporaires ». Une façon de réserver d’hypothétiques emplois aux Français, mis en péril par des étudiants étrangers, souvent arrivés avec des bourses promues par le gouvernement français lui-même. C’était une loi née pour des raisons politiques, pour vexer l’extrême droite, certifier un « nous » et un « vous ». Il n’est resté en vigueur qu’un an, car il était inconstitutionnel. Mais Kenza, comme beaucoup d’autres garçons, a dû rentrer au Maroc, n’ayant pas de passeport bordelais de l’Union européenne.

La relation entre deux amis est aussi faite d’envie. Selon vous, qu’est-ce que l’un envie l’autre ?
Kenza n’a pas le pouvoir dans cette amitié, Fatiha a le pouvoir sur les sentiments. Elles font des choix différents, car une virginité est importante, l’autre n’a pas besoin d’homme… Les années passent et elles ne se comprennent pas. Peut-être se retrouvent-ils, chacun à la recherche de sa vie.

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