J’ai une relation physique avec les livres, je les abîme facilement mais je les répare toujours, et je les aime aussi cabossés, en fait, plus


StJe suis enfin dans ma position préférée : allongée, au soleil. Un livre à la main, découvert à la maison, le reste de la liste de lecture de vacances d’un enfant : John Steinbeck, « Les pâturages du ciel ». Un vieil Oscar Mondadori, assez léger pour ne pas peser et se renverser d’aucune façon, retenu couvert par le toit de la chaise longue, ou posé sur le sable si je lis sur le ventre.

Livres en vacances : 7 titres pour 7 destinations

Les pages sont gonflées d’humidité et d’odeur de mer, il y a des empreintes digitales de crème solaire sur la couverture. Je suis déjà loin, avec les pionniers américains du début du XXe siècle servant leurs misères dans un coin de Californie si majestueusement beau qu’il ressemble à un jardin d’Eden.

« Pourquoi tournes-tu ? » une voix enfantine m’interrompt, seau à la main. « Je tourne les pages, pour lire ». « Pouquoi? ». « Parce qu’il y a une histoire là-dedans, comme celles que ton père te raconte le soir ». « Pouquoi? ». « Parce que ces petits signes que vous voyez ici sont des mots, et les mots me racontent la vie d’un personnage, et si je continue je comprends comment ça se termine ».

Elle a l’air perplexe. « Quand tu seras plus grand, je t’enseignerai, pour que toi aussi tu puisses apprendre beaucoup d’histoires ». Je reprends le livre. « Pas comme ça, » m’interrompt-elle à nouveau. « Pas comme ça, ouvre-le. » Je comprends qu’elle n’aime pas la façon dont je le tiens, replié sur lui-même.

Danda Santini réalisatrice de « iO Donna » (photo de Carlo Furgeri Gilbert).

Je voudrais lui expliquer que comme tous les lecteurs j’ai moi aussi mes particularités: Je suis de ceux qui, au début d’un livre, l’ouvrent au hasard avec décision jusqu’à ce que les pages craquent, quitte à le casser. Mais j’aime que les pages restent plates.

Je voudrais lui expliquer que j’ai un rapport physique avec les livres, je les gâche facilement mais je les répare toujours, et que j’aime aussi cabossé, en effet, plus. Dites-lui que je tombe facilement dans cet enchantement spécial que les Américains appellent récits de transportle transport narratif, et que j’adore être emmené ailleurs.

Pour ajouter que mes neurones miroirs s’activent tout aussi vite et s’immergent dans la narration je me transforme et deviens tout de suite quelque chose d’autre et d’autres. Là je vis des passions profondes, sans contrôle, pur instinct: Je pleure, je ris, je désespère, je me retire si je dois interrompre.

Et si quelqu’un est surpris par tant de participation compatissant avec moi, « Mais ce n’est qu’une histoire ! », je réponds, piqué : « Mais ça pourrait être vrai », émerveillé à chaque fois par la naïveté du constat, car toute bonne histoire est vraie. Comment pourrait-il ne pas en être ainsi s’il parle de nous, de notre vie sur terre ?

Illustration de Cinzia Zenocchini

Ce n’est pas un hasard si Gustave Flaubert, maître de l’identification, a écrit : « Ne lisez pas, comme font les enfants, pour vous amuser, ou, comme les ambitieux, pour vous instruire. Non, lire pour vivre“. J’aimerais lui expliquer tout cela, mais c’est trop tôt. Il n’a que trois ans. Pour l’instant j’ouvre le livre, page de droite et page de gauche étalées, à votre guise, et je retourne aux pâturages d’Eden.

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