« J’ai besoin de vivre ce que j’apporte sur scène et de montrer ce que je vis » explique la révolutionnaire « bailaora » espagnole, désormais consacrée par le Lion d’argent à la Biennale de danse 2022


F.uori de la loge, après un show à New York, il retrouve Mikhail Baryshnikov. A genou. Un moment inoubliable, qui devait rester secret… « Si un journaliste – qui l’a écrit – ne l’avait pas remarqué, je ne l’aurais certainement pas raconté ! C’était un cadeau, et non pour le geste (celui d’une personne humble qui agit à l’instinct) : ses yeux étaient pleins de larmes ! » se souvient de Rocío Molina, la « révolutionnaire, l’iconoclaste du flamenco », récompensée par le Lion d’argent 2022.

« Ses chorégraphies, avant-gardesingulières et d’une puissance innée, elles mêlent tradition et danse moderne et impulsionsimprovisations : il forge son propre langage artistique. Radicalement libre, elle allie virtuosité technique, recherche contemporaine et risque intellectuel » explique Wayne McGregor, directeur de la Biennale Danza. Qui n’aurait pas pu accorder une reconnaissance plus cohérente avec le thème de cette édition de Festival International (à Venise du 22 au 31 juillet) : « Boundary-less », sans frontières/limites.

Rocío Molina sur scène (photo Óscar Romero).

Qu’est-ce que le duende

« Le Flamenco (depuis 2010 Patrimoine Immatériel de l’Humanité selon l’UNESCO, éd) est vraiment un art sin fronterasné dans le sud de l’Espagne – entre Jerez, Séville, Cordoue et Cadix – du croisement et du métissage de diverses cultures : celle des gitans de Roumanie, celles du bassin méditerranéen et même celles de l’Inde et de l’Amérique » explique le bailaora Zoom, 38 ans, loin de son usine près de Séville : une ancienne huilerie au milieu d’une oliveraie (« J’ai besoin d’un grand espace où je peux faire du bruit à tout moment ! »), qui accueille des compagnies artistiques et des événements. Parce que Rocío est ainsi, « sans frontières », même entre le travail et la vie privée. « C’est une danse inclusive : on peut la pratiquer jeune ou vieux, gros ou maigre ou malvoyant… C’est très dramatique, intense, parfois violent : c’est une affirmation de soi et représente une catharsis. C’est pourquoi il a un impact si intense sur vous et sur le public ».

L’innovation n’est pas toujours bien accueillie. Ils l’ont même accusée de « tuer » le flamenco…
Les « puristes » s’intéressent exclusivement aux racines profondes, même si c’est relativement jeune (la première attestation sur un document date de 1774, éd). Au lieu de cela, il faut comprendre que l’arbre ne pousse pas seulement sous terre, il pousse aussi vers le haut et doit donc être nourri … En réalité, je me considère proche de la tradition : pour moi « tradition », « essence », signifie génie, fraîcheur, pureté, inconscience. Vérité.

Vérité?
Savoir écouter tout ce qui vibre en moi, dans mon corps, et avoir la capacité de le faire par la danse, sans juger si c’est beau – pas beau, de bonne qualité – de mauvaise qualité. Il n’y a pas d’erreur quand ce que vous faites est totalement sincère, dicté par quelque chose qui vous dépasse. La vérité donne de l’espace au mystère de ce qui vous arrive. La vérité est le Duende.

Oui, le Duende. Federico García Lorca a été le premier à associer le terme au flamenco, pourtant il reste difficile à expliquer…
Je pense que c’est lié au mysticisme : avoir foi et croire en quelque chose qu’on ne peut pas définir, qui échappe, est au-dessus des mots, de la poésie, de la danse. La force qui vous relie à vous-même contient quelque chose de sublime et de divin, et peut en même temps vous relier à un autre espace : l’espace des dieux.

Rocío Molina sur scène (photo Óscar Romero).

« Une gueule de bois émotionnelle »

Elle sera épuisée à la fin d’une représentation…
Oui, mais pas physiquement. C’est comme avoir une « gueule de bois émotionnelle » : on visite des lieux parfois inconnus, souvent douloureux, et puis il faut y retourner… Après tout, si on ne ressent pas d’émotion, on ne peut pas la transmettre. J’aime ce vertige.

Sa modernité passe aussi par le style : l’homme danse sous une forme plus « verticale », les bras levés ou appuyés sur la taille. La femme la plus sinueuse, utilise son bassin et bouge ses mains avec grâce…
… et à la place le soi-disant « masculin » et « féminin » en moi se mélangent et se compensent constamment : l’art n’a pas de genre. Une barrière que j’essaie de briser, comme d’autres qui m’ont précédé. J’utilise la puissance, la précision, la vitesse, la « dureté », et, tout de suite après, je passe à l’extrême opposé : sensualité, fragilité, délicatesse.

Comment est né votre besoin d’innovation ?
C’était en partie déjà écrit en moi. Je ne réponds pas au stéréotype physique de bailaora: Je n’ai pas de cheveux noirs, pas de peau foncée, pas de traits forts (asiatique, s’il en est), pas de grandeur (je suis petit). Partant de ces différences, j’ai développé un discours original sur ce que le flamenco entend par perfection… Après tout, ce qui me passionne le plus dans l’art – et, en général, dans la vie – c’est l’imperfection. Trouver la beauté dans des endroits où apparemment elle n’est pas visible.

Rocío Molina (photo Simone Fratini).

« Une scène pour moi »

Quand avez-vous découvert la danse comme forme d’expression ?
Bientôt, vers l’âge de trois ans : j’ai vu un groupe de filles danser sur la scène de la maternelle et, quand elles sont descendues, je suis partie en imitant leurs mouvements. J’ai toujours été silencieuse et timide : la danse était le lieu où se réfugier. À Malaga, où je vivais, il n’y avait pas d’écoles : enfant, j’« imaginais » le flamenco, je n’avais aucune référence canonique, ce qui me laissait la liberté de m’inventer.

Il crée une chorégraphie à l’âge de sept ans.
Peut-être même plus tôt. Bien sûr, à sept ans j’ai demandé à mon père de me construire une petite scène en bois semblable à celle de Carmen Amaya (danseuse légendaire des années trente, introduisit le martèlement énergique des talons, première prérogative masculine, éd). Je dansais habillée en homme comme elle, avec un bâton.

A Carmen le primat d’avoir dansé habillé en homme, à elle le primat d’avoir dansé en culotte.
Oui, ça sortait de l’ordinaire. J’ai ressenti le besoin de montrer comment la chair vibre, je ne voulais rien cacher sous les volants et les rouches.

Rocío Molina (photo Simone Fratini).

« La maternité m’a changé »

Il semble extrême dans le mélange de l’art et de la vie.
Oui, tout à fait : j’ai besoin de vivre ce que je danse et de danser ce que je vis.

Au point de monter sur scène enceinte, en 2018, pour Grito Pelao. Le désir de maternité ou le désir de la représenter est-il né premier ?
A la base il y a, sans exception, quelque chose qui se passe dans mon corps : j’ai commencé à ressentir le désir d’être mère. Je me suis demandé s’il fallait arrêter l’activité pendant un moment, mais j’ai senti que je devais affronter ce moment de la vie en dansant. Maintenant que je suis différent, je me comporterais différemment.

La maternité vous a-t-elle changée ?
Beaucoup : ça a changé ma façon de danser et de me rapporter à la danse. Je me rends compte que je n’utilise plus mon art pour me détruire, je n’en ai pas les moyens : je dois m’occuper d’une petite fille de trois ans. Aujourd’hui je suis plus conscient du déséquilibre, et je recherche un équilibre… déséquilibré.

Rocío Molina (photo Maria Agar Martinez).

« Confession de la chair »

Caida del Cielode 2016, était une réflexion sur la féminité.
C’est considéré comme une œuvre féministe, même si je n’ai pas l’intention de créer des œuvres « féministes ». Et de toute façon, s’il le fallait, je ne recommencerais plus de la même façon. Je n’ai plus besoin de mettre en avant mon pouvoir pour montrer que je suis une femme complète : je suis plutôt intéressée à « visiter » la faiblesse et découvrir de nouvelles choses. Ici, savoir visiter la faiblesse est un véritable indice de force ! Aujourd’hui je danse en étant une femme sans chercher à ressembler à des hommes.

Dans l’émission, il fait allusion aux menstruations, souvent taboues.
Curieux que, avec ce que nous subissons, cela soit vu comme quelque chose de déformé, monstrueux, presque répugnant, ainsi que les transformations que subit le corps pendant la grossesse et au moment de l’accouchement. Tous des moments merveilleux et à accueillir à bras ouverts : c’est cette sorte de « saleté » qui donne la vie ! Il faut le rendre naturel et montrer sa beauté, changer les mentalités.

A Venise, le 27 juillet, il présentera une nouvelle chorégraphie, éloquente dès le titre : Confession de la Carne.
Je ressens le besoin d’encore plus de liberté, d’une autre révolution dans le corps. Cette création est une sorte d’exorcisme pour laisser le passé derrière soi. Pendant trois ans, j’ai embrassé la faiblesse, la fragilité, l’insécurité – une fois de plus les « transmettre » à l’aide de la danse (la trilogie Accueil, Au fond ça roule, Vuelta à Uno, éd). Maintenant que j’ai passé cette phase, je reconnais la force, mais je ne sais pas ce que je vais rencontrer… Nous le découvrirons ensemble là-bas, ce soir-là.

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