Guerre et indignation dans le débat allemand

L’Allemagne est sous le choc, presque en crise d’identité. Le débat sur la Russie est infiniment plus féroce qu’aux Pays-Bas, en Belgique ou en France. La peur de la guerre est plus proche sous la peau des voisins de l’Est. A Berlin, Moscou n’est pas aussi loin qu’à Amsterdam ; la géographie compte. Les expériences historiques sont également plus proches de la surface.

Et maintenant, l’Allemagne doit brusquement dire adieu à des décennies de politique d’assouplissement envers Moscou. Bien avant le désormais décrié chancelier Schröder (SPD), les hautes valeurs de détente diplomatique et de paix continentale allaient de pair avec la sauvegarde froide des intérêts économiques (ouest) allemands, l’importation de gaz bon marché pour l’industrie et les ménages menant la chemin. Le premier (les valeurs) a été beaucoup discuté, le second (les intérêts) beaucoup moins.

Ce dernier se venge, maintenant le Zeitenwende du chancelier Scholz (SPD) devrait se concrétiser et que tout le pays a son mot à dire dans le débat sur la guerre et la paix. Les voix les plus fortes exigent que le gouvernement Scholz punisse plus durement les Russes et livre plus rapidement les armes aux Ukrainiens. Cette critique vient de l’opposition mais aussi des Verts co-dirigeants. Selon du miroir ceux-ci se sont transformés en « verts olive », si rapide a été la conversion des « pacifistes en fans d’armures ».

Dans cette atmosphère, un lettre ouverte de 28 intellectuels et artistes (dont les écrivains Juli Zeh et Martin Walser), qui prônaient la retenue, la semaine dernière méprisé† Ils ont écrit un peu trop facilement qu’il ne fallait pas provoquer Poutine.

Plus impressionnante fut l’intervention de Jürgen Habermas dans le Süddeutsche Zeitung† Le plus grand philosophe vivant d’Europe soutient l’engagement du chancelier Scholz de « peser les risques ». Compréhensif de la volonté d’arrêter l’injustice brutale, Habermas se montre néanmoins « agacé » par une indignation morale trop confiante.

L’Occident est confronté à un énorme dilemme. Nous soutenons l’Ukraine, où l’agresseur tue et viole des gens. Dans le même temps, nous nous sommes en partie liés par la « décision tout aussi justifiable » de ne pas devenir un parti belliqueux, car une déclaration de guerre amènerait quatre des cinq puissances nucléaires mondiales dans un conflit ouvert.

D’où les questions pressantes du débat allemand : qu’est-ce qui est léger et qu’est-ce qui est lourd, quel soutien en armement à Kiev dépasse le seuil ? Quand est-ce que ça change Procurationguerre entre l’OTAN et la Russie ? La partie délicate est que nous ne connaissons pas les réponses, puisque – selon les termes de Habermas – le « pouvoir de définition » appartient à Poutine.

En même temps, écrit le penseur, cela ne doit pas conduire à une « politique de la peur » dans laquelle l’Occident se laisse faire chanter par Moscou et des attaques contre d’autres Etats (Géorgie, Moldavie, …) peuvent suivre. Donc, notre objectif de guerre doit être, conclut-il, que l’Ukraine « ne doit pas perdre ».

Il y a quelque chose d’ironique là-dedans : ce Habermas de 92 ans qui semble surpris d’une surdose de moralité dans le débat politique. Comme nul autre, il a supervisé la réinvention de la République fédérale après 1945 en tant que force de paix «post-nationale» liée par des valeurs universelles au cœur de l’UE.

Les pacifistes qui demandent soudainement des armes ne sont pas devenus des réalistes délibérés, écrit-il, mais sont tombés éperdument dans le réalisme.

Ces tournures soudaines du débat ne sont pas un accident, mais un effet secondaire du profond désir allemand d’être « du bon côté de l’histoire ». Appartenir au bon parti; plus jamais Hitler – ce souhait n’est pas étranger à Habermas, âgé de seize ans en 1945. Cela a conduit à une politique étrangère allemande qui parle en termes de valeurs plutôt que de raison d’État classique et d’intérêts stratégiques. Avec cette approche, le pays a retrouvé sa place internationale Bonne volonté (un intérêt vital en soi). Mais deux inconvénients deviennent de plus en plus apparents.

Premièrement, la vulnérabilité à l’accusation d’hypocrisie. Le reste du monde est bien sûr bien conscient que les gazoducs n’apportent pas seulement la paix mais aussi, oui, du gaz. Ou – pour reprendre une crise européenne antérieure – que le renflouement des finances publiques grecques a également aidé les banques allemandes. Quiconque exerce visiblement ses intérêts mais ne les met pas en mots perd sa crédibilité.

Le fouettage brusque dans son propre débat est l’autre inconvénient de la surmoralisation. Jusqu’à récemment, le discours de la Russie tournait autour de la paix, de la stabilité et de la dette (de guerre) envers l’Union soviétique – le tout avec les meilleures intentions. Maintenant c’est : justice, démocratie, souffrance ukrainienne. Les vieux arguments moraux sont tombés le 24 février, de nouveaux prennent leur place. En l’absence de continuités d’amortissement, vous obtenez un retournement total. Et le pays est étourdi maintenant.

Luc de Middelaar est philosophe politique et historien.



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