Funérailles napolitaines, l’intervention du cardinal Ravasi


C’est avec émotion et gratitude que j’ai accepté cette invitation – un peu surprenante pour beaucoup de personnes, et pour moi aussi – d’offrir un témoignage au sein de cette haute célébration, et après ces paroles extraordinaires et fortes que nous avons entendues. J’aimerais idéalement être sur le seuil et donner un témoignage personnel qui, cependant, a aussi des implications et des valeurs publiques, même si notre dialogue a presque toujours été caché. Maintenant, de ce long « film » de nos rencontres, je voudrais retenir seulement quatre instantanés qui permettent à chacun d’avoir un thème.
La première date du 25 avril 1998. Napolitano est ministre de l’Intérieur, il est à Milan et souhaite me rencontrer et visiter la Bibliothèque-Pinacothèque Ambrosienne que je présidais à l’époque. Après avoir vu le Codex Atlanticus, le Caravage et d’autres chefs-d’œuvre de Léonard, il entra dans le bureau du préfet. Depuis une étagère qui se trouvait derrière moi et qui rassemblait les autographes d’un grand auteur des Lumières, j’ai voulu lui montrer un texte. Je me souviens encore de ses mains à ce moment-là : avec émotion, il ouvrait l’autographe Dei delitti e delle pena de Cesare Beccaria, une relique laïque à l’intérieur d’un temple culturel ecclésiastique. Il part aussitôt chercher les pages sur la peine de mort, emblème particulièrement significatif pour lui aussi.
Le deuxième instantané date de 2010, lorsqu’entre en scène une figure ecclésiale qui entretenait un grand lien avec Giorgio Napolitano : le pape Benoît XVI, avec qui il y a eu de nombreux dialogues, rencontres et harmonies. Il fut décidé d’offrir au pape un fac-similé du De Europa d’Enea Silvio Piccolomini, devenu en 1458 le pape Pie II. J’avais préparé un essai d’introduction, le Président la préface. A ce moment-là – voici l’instantané – Napolitano cita une phrase de Thomas Mann, aimé de tous, même du Pape, tirée de son essai de 1934 sur Don Quichotte : « Le christianisme reste l’un des piliers de l’esprit occidental, et l’autre il est l’ancienne culture méditerranéenne. Naturellement, le pape Benoît XVI a répété en allemand la même phrase qu’il connaissait par cœur.
Je vais maintenant passer au troisième instantané. Ici, la culture et l’art entrent en jeu. Comme on s’en souvient, Napolitano était un homme de très haute culture, j’ai pu en être témoin presque continuellement. Et je devrais aussi citer toutes ses amours littéraires : je n’en citerai que deux. Le premier est naturellement Thomas Mann : je me souviens encore de lui citant l’incipit de Joseph et de ses frères ou du Doktor Faustus, en allemand. L’autre amour était Dante. Je suis allé lui demander, avec le Conseil de la « Maison de Dante », de devenir président de cette institution une fois terminé son mandat de Président de la République. Il a accepté. La dernière fois que je l’ai rencontré dans le bureau du Palais Giustiniani, il avait une édition miniature de la Divine Comédie, car il disait que de temps en temps il en lisait une page, presque comme s’il s’agissait d’une sorte de bréviaire profane.
Dans ce même troisième cliché je mettrais aussi la musique. Combien de concerts Napolitano a-t-il offert au pape Benoît XVI le jour de son anniversaire, jusqu’à la fin, alors qu’il terminait son mandat de président de la République et que le pape lui confiait que, quelques jours plus tard, il se retirerait lui aussi du ministère pétrinien . Dans ce contexte, il y a beaucoup de souvenirs pour moi aussi, car j’étais à ses côtés en écoutant la musique des différents concerts, notamment ceux de Noël préenregistrés par la Rai à Assise. En ce moment, je veux imaginer que pour le saluer musicalement, il y a un texte – qui est religieux – de Mozart, écrit pour le Corpus Domini de 1791. Il s’agit de l’Ave verum, K 168. Après la représentation, Napolitano m’a dit : « Ce furent quatre minutes d’une beauté surnaturelle. » Cet amour s’est poursuivi sous de nombreuses formes, de nombreuses manières, dans de nombreux moments qui m’apparaissent maintenant dans cette troisième diapositive qui pourrait s’effilocher en divers souvenirs.
Je conclus avec le dernier instantané, le quatrième : il s’agit du discours « spirituel » au sens le plus élevé et le plus large du terme, non confessionnel. Ici, je place une autre date et une autre diapositive idéale : c’est le 5 octobre 2012. Nous sommes à Assise, un après-midi aux couleurs merveilleuses, presque comme Piero della Francesca ou Perugino, avec une foule immense et avec un dialogue que nous avons construit ensemble, à l’intérieur. la « Cour des Gentils », symbole tiré de l’espace du temple de Jérusalem dans lequel même les païens, non croyants aux yeux des Juifs, pouvaient accéder et voir ce qui se passait au-delà. Eh bien, dans cette « Cour des Gentils », le Président a donné une leçon extraordinaire sur les rapports entre société et religion, mais surtout, en fin de compte, peut-être aussi grâce à la sympathie et à l’harmonie qui existaient entre nous deux, dans la suite dialogue qu’il a raconté en public le moment où il a abandonné sa pratique religieuse, en avouant encore qu’il « a toujours répondu à un besoin intime de concentration, échappant à la pression incessante des devoirs et des soucis dont on risque de ne pouvoir lever le regard et esprit ».
Je voudrais conclure avec ses propres mots mais aussi, si sa famille, à commencer par son épouse Clio, me le permet, j’aimerais apporter une fleur idéale dans sa tombe. Mais voici d’abord les paroles de cet après-midi : « L’idéal visible et l’appauvrissement culturel de la politique ont représenté le terreau de sa pollution morale… Dans le dialogue entre croyants et non-croyants, toujours précieux au regard du commun bon à poursuivre dans notre Italie troublée, c’est de l’expérience, de la franchise du dialogue et d’un résultat fructueux que peuvent venir de nouveaux stimuli et soutiens pour retrouver l’élan idéal et le sens moral ».
À ce moment-là, comme je le disais, je dépose une fleur sur le cercueil, une fleur de mots. Il savait que ma compétence première était celle d’un érudit des Saintes Écritures, notamment hébraïques. Il savait aussi que ce texte est le grand code de la culture occidentale. Je voudrais donc déposer sur sa tombe un verset tiré du Livre du prophète Daniel, significatif car l’image est tirée de la culture pythagoricienne, donc du monde païen. Les disciples de Pythagore regardaient vers le haut lors des nuits étoilées et imaginaient – parce que c’était leur croyance – que l’âme, à la mort, devenait une étoile dans la Voie lactée. Ils cherchaient là-haut la présence de leur femme, de leur mari, de leur fils, de leur proche. Et voici les paroles du prophète Daniel (12, 3) comme mon hommage idéal à Giorgio Napolitano : « Les sages brilleront comme la splendeur du firmament, ceux qui ont conduit beaucoup à la justice brilleront pour toujours comme les étoiles ».

Cardinal GIANFRANCO RAVASI

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