Dernière descendante de Napoléon, puis épouse malheureuse d’un fils de roi, elle fut élève et amie de Freud. Et tellement dévouée à l’étude de l’inconscient qu’elle héberge des patients dans sa maison de vacances


P.Arigi, 1928. Dans sa maison de Saint-Cloud, une gentille dame est assise dans le jardin sur une chaise longue derrière un canapé, sur lequel une autre femme ment. Ils parlentmais ce n’est pas n’importe quel discours. Je suis une patiente et son analystequi l’écoute pendant qu’elle est en train de crocheter.

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La psychanalyse était encore une science jeune dans ces années-là, mais cette image suffit à nous faire comprendre que l’analyste devait être un type original. Plus que pour l’argent, il travaillait par amour de la discipline. Au point que son chauffeur emmène ses patients. Et lorsqu’il a quitté sa maison parisienne pour s’installer dans sa maison de vacances à Saint Tropez, il en a hébergé certains pour poursuivre l’analyse.

Cette bizarre tricoteuse est en réalité l’une des figures clés de l’histoire de la psychanalyse. Marie Bonaparte elle était l’élève préférée de Sigmund Freud. Le dernier Bonaparte, comme elle se définissait elle-même dans l’un de ses écrits, était également altesse royale grâce à son mariage avec le prince Georges de Grèce et du Danemark et, à travers lui, était liée aux monarchies les plus importantes d’Europe. Une fille riche, avec une volonté de fer et le désir d’exercer un métier inapproprié à l’époque pour une dame de son rang. Sa vie, reconstituée par sa biographe Célia Bertin dans Marie Bonaparte. La princesse de la psychanalyse (publié par Odoya), est aussi captivant qu’un roman. Une âme agitée du XXe siècleavec une vie parsemée de moments joyeux de privilégié mais aussi d’éclairs de malheur.

Marie Bonaparte (1882-1962) dans sa maison parisienne en 1956. Au mur, un portrait de son professeur Sigmund Freud. Son histoire a été reconstituée par Célia Bertin dans Marie Bonaparte. La princesse de la psychanalyse (Odoya). (Photo par : Photo12/Groupe Universal Images via Getty Images)

Le père lointain, la grand-mère une vraie belle-mère

Marie est née le 2 juillet 1882. Le sang du grand leader corse coule dans ses veines : son arrière-grand-père Luciano était le frère de Napoléon. Pietro Napoléone, son descendant à la vie mouvementée, avait épousé la fille d’une ouvrière, Nina, qui l’avait supporté pour bénéficier d’une ascension sociale, finissant par projetant toutes ses ambitions sur son fils unique, Roland. C’est elle qui décide du mariage de Roland avec une riche héritière, Marie Félix Blanc, fille du propriétaire du Casino de Monte-Carlo. La jeune femme tombe enceinte mais décède à seulement 22 ans, un mois après avoir donné naissance à une petite fille. La petite orpheline est l’héritière universelle des richesses de sa mère.

«Ma vieille grand-mère ne s’intéressait pas aux enfants», écrit Marie, confiée à des nourrices et des nounous. Le père est occupé par ses études, tandis que la grand-mère, véritable manipulatrice, ne s’intéresse qu’à exercer son pouvoir sur son fils.. L’enfance de Marie est une lutte constante pour attirer l’attention de ses parents, en vain. «Il semble qu’il était la plupart du temps mal à l’aise avec sa fille», écrit Bertin. « Inéluctablement, cela lui rappelait sa femme, qu’il aimait si peu. » La grand-mère, qui aurait pu être un refuge affectif, est au contraire une véritable belle-mère : dans son esprit banal, pour devenir aristocrate, la petite-fille doit savoir être seule. Comme elle est condamnée à une enfance puis à une adolescence sans contact avec ses pairs et gérée par des gouvernantes strictes. En grandissant, Marie lui reproche d’être une femme si personne n’apprécie son intelligence. Elle se considère laide et comme toutes les adolescentes, elle est amoureuse de l’amour.

Le piège est tendu directement dans la maison et a la physionomie de Antoine Leandri, 38 ans, secrétaire corse de son père. Avec sa femme Angela, il la plagie et demande 100 mille francs pour ne pas divulguer les lettres d’amour que la jeune fille lui a écrites. L’histoire se résout lorsque Marie a désormais 21 ans avec le paiement de la rançon, le retour des épîtres et une amère déception que la jeune femme portera avec elle pour le reste de sa vie.

Pendant ce temps le vilain petit canard s’est transformé en une jolie héritière, dont le souci est de ne pas avoir le diplôme qui lui permettrait d’atteindre son rêve : étudier la médecine. Même sans le soutien de sa mère, décédée depuis, Roland Bonaparte reste convaincu que les études ne servent à rien à une femme. Pour une princesse comme votre fille, vous avez besoin du bon mari. Rien de mieux que le fils d’un roi et d’une grande-duchesse Romanov : Georges de Grèce et du Danemark, un officier aux yeux clairs, un peu chauve mais beau. Il la courtise discrètement et Marie accepte de l’épouser. Le 12 décembre 1907, à Athènes, le mariage eut lieu selon le rite grec orthodoxe.

Cela pourrait être le début d’un conte de fées, avec une jeune femme qui reçoit enfin de son mari l’amour que son père lui a refusé. Au lieu de cela, une nouvelle page existentielle s’ouvre, non moins compliqué. «Nous étions de races différentes. Non seulement pour la couleur des cheveux, mais aussi pour les résonances de l’esprit et du cœur », écrira-t-il plus tard.

Un mariage de façade

Giorgio ne se dérobe pas à ses devoirs conjugaux, à tel point que déjà un an après le mariage, Pietro (1908-1980) est né, suivi d’Eugenia (1910-1989), mais la princesse – aussi inexpérimentée soit-elle – comprend qu’il y a quelque chose qui ne va pas chez ce mari si froid et réticent à tout geste affectueux. La solution du mystère est sous ses yeux. Il s’appelle Valdemar, c’est l’oncle de son mari, de seulement dix ans son aîné, et son meilleur ami. George passe chaque été dans son château de Bernstorff, au Danemark, et petit à petit Marie comprend la vérité : Giorgio est amoureux de son oncle depuis l’âge de 14 ans. Évidemment, Valdemar a aussi une femme, résignée à leur relation, et des enfants.

Marie, qui s’est entre-temps adaptée à son nouveau rôle de mère et de princesse royale, avec des voyages et des engagements officiels interminables, archive à jamais son désir d’amour envers son mari: ils vivront des vies parallèles, ne se rencontrant que par moments, et Giorgio acceptera de rencontrer et de fréquenter occasionnellement certains amants de Marie. Pendant un demi-siècle, jusqu’à sa mort, ils resteront officiellement en couple et ensemble ils affronteront des moments critiquesdes désaccords de Giorgio avec le fils Pietro pour son mariage avec Irène, une Russe divorcées’exile en Afrique du Sud en 1941, lorsque les nazis se propagent à travers l’Europe. Mais Marie cherchera l’amour ailleurs. «Entre la trentaine et la cinquantaine, j’avais deux partenaires. Le premier (…) aurait pu être mon père ; personne ne m’a jamais aimé autant que lui. Le second était comme un frère aîné, et c’est celui que j’ai aimé le plus et le plus longtemps », écrit Bonaparte.

Alors que les nuages ​​qui mèneront à la Première Guerre mondiale s’amoncellent sur l’Europe, la princesse rencontre l’homme politique français Aristide Briand, onze fois premier ministre, qui lui offre son amour pour cinq ans. Et lorsque l’histoire avec lui se termine, X entre dans la vie de Marie, mariée et médecin célèbre, dont elle ne révélera jamais le nom.

L’entente entre le maître âgé et la « prinzessine »

Paris, 1938. De gauche à droite, Anna Freud, Marie Bonaparte, Sigmund Freud, le père d’Anna, et enfin le prince Pierre de Grèce, le fils de Marie. (Photo par Pictorial Parade/Getty Images)

La liberté dont il jouit lui permet Bonaparte pour se consacrer à l’écriture et aborder la psychanalyse. «La première fois qu’il a lu Freud, il a eu une sorte de révélation», raconte Bertin. Son statut économique lui permettait de satisfaire tous ses désirs. Y compris être reçu par Sigmund Freud à Vienne et commencer l’analyse avec lui. L’entente entre le vieux maître et la « princesse » est immédiate : elle lui rend la pareille en une dévotion absolue qui fera d’elle la vestale de l’orthodoxie freudienne pendant les années où s’installa la nouvelle discipline, on discuta de la pratique et de la préparation des analystes, et on créa des instituts de psychanalyse.

Marie écrit, traduit, fréquente la famille Freud. Elle est une mère souvent absente à ce stade de sa vie, mais elle obtient enfin ce qu’elle voulait : devenir analyste. Même si elle est fidèle aux idées du maître, elle fait ce qu’elle veut quand il décide de se faire opérer pour soigner la frigidité qui l’afflige: le but est de rapprocher le clitoris du vagin. Il ne se contentera pas d’une seule intervention, mais tentera plusieurs fois, mais sans succès. Par la suite, les études de Masters et Johnson prouveront l’erreur de la chirurgie de la frigidité prônée par Marie. Bonaparte reste cependant crédité d’avoir mis sur le devant de la scène un sujet encore tabou dans l’un de ses articles de 1924 : l’égalité du droit des femmes au plaisir..

La princesse avait 57 ans lorsqu’elle devint grand-mère de Tatiana, fille d’Eugenia, qui aura plus tard deux autres enfants, Porgie et Carlo Alessandro. Il est toujours une force de la nature, et le sera jusqu’au bout, sans s’épargner des combats passionnés, comme la défense du criminel américain Caryl Chessman, qui y verra en première ligne à 78 ans contre la peine de mort. Ou la guerre avec le psychanalyste Jacques Lacan, son ennemi acharné. Marie a parcouru le monde à une époque où les voyages étaient plus compliqués et il nourrissait une curiosité constante et profonde pour la connaissancece qui la pousse à rencontrer d’excellents esprits, comme le philosophe Jean-Paul Sartre ou l’écrivaine suédoise Selma Lagerlöf.

La princesse de Grèce et du Danemark, tante de Philippe d’Angleterre, a succombé à une leucémie à l’âge de 80 ans le 21 septembre 1962., restant persuadée jusqu’au bout que Mère Nature l’avait dotée d’un esprit presque masculin. C’était une femme de son temps, conditionnée par les stéréotypes de sa jeunesse. Et sa vision du plaisir féminin reste également ancrée à celle de son maître. 60 ans après sa mort, les neurosciences ont ouvert de nouveaux horizons, dans lesquels le cerveau et la sexualité des femmes n’ont plus rien à envier aux hommes.

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