‘Cendres de lune’, l’album qui a fait de Mylène Farmer une star


« Cenizas de luna » est le premier album de Mylène Farmer. Sorti en 1986, il contenait 8 chansons, auxquelles ‘Tristana’ a été ajoutée dans la réédition de 1987 (et qui est considérée comme la version « canonique »). L’artiste franco-canadienne avait déjà sorti deux singles en 1984, mais ‘Cendres de lune’ signifierait sa postulation définitive en tant que candidate vedette : le style musical et vocal, les thèmes des chansons, l’esthétique travaillée avec soin, jetteraient les bases de ce que la discographie de Mylène a été pendant les 36 prochaines années, un univers à part entière.

Après l’échec de son second single en 1984 (‘On est tous des imbéciles’), le label RCA décide de s’en passer malgré le succès acceptable de son premier (‘Maman a tort’), et la chanteuse est signée chez Polydor, où il préparera cet album tout au long de l’année 85 en étroite collaboration avec son grand allié créateur, Laurent Boutonnat. Ce tandem gagnant qui pendant des records et des décennies dira « musique de Laurent et paroles de Mylène » (et qui inclura le méga hit d’Alizée 15 ans plus tard) commence ici. Malgré le fait que dans ‘Cendres de lune’ beaucoup de textes sont encore de Laurent, ils sont tout à fait au service de cet univers particulier naissant de la chanteuse, et ceux qu’elle a fait seraient cruciaux pour asseoir son style.

A commencer par le single d’avance, choisi par Polydor et aux paroles de Farmer : ‘Plus Grandir’ abordait un thème très 80’s, la phobie de ne plus être jeune. Son lancement à la fin de 1985 n’a pas réalisé de grandes ventes, mais sa vidéo très chère poserait un autre des fondements stratégiques de la carrière de l’artiste : des superproductions cinémascope à la facture technique complètement cinématographique réalisées par Boutonnat lui-même, et souvent mises en scène dans les fantasmes visuels de l’époque (le camp de réfugiés de ‘désabusé‘ ou la guerre de Sept Ans ‘Pourvu qu’elles soient douces‘). La conception visuelle de Boutonnat inclurait des photographies sur de nombreuses couvertures et ferait de la sortie de chaque nouveau clip un événement national au cours des prochaines années, ombrageant les scénographies d’une partie des premières tournées de Farmer, inspirées par elles. Sa nouvelle maison de disques a eu assez de vision pour miser sur ‘Cendres de lune’ malgré les ventes discrètes de cette avance et les dépenses colossales du clip. Ils ne le regretteraient pas.

L’album commence par « Libertine », qui a également été choisi comme single de sortie en avril 1986. Il est difficile d’expliquer l’énorme impact culturel de cette magnifique chanson électro-pop ultra-commerciale sans aborder ses paroles et sa vidéo. Alors que le thème n’était qu’une mélodie, Mylène improvise en répétition en chantant « je suis une pute » et Boutonnat reprend et adapte l’idée dans ce déjà mythique « je suis libertine / je suis une catin ». suis une prostituée » ). Ses vers érotico-masochistes (« aimer c’est pleurer quand on se penche ») incluent « entre mes dunes / mes malheurs reposent / et c’est nu comment j’apprends la vertu », tiré directement du marquis de Sade. La chanson a créé une polémique prévisible parmi les réactionnaires français qui n’a servi à rien, car elle allait bientôt réaliser ce qui est si difficile à réaliser, qui est de devenir à la fois un hymne pop accepté par un immense public et un hymne de la lutte pour les droits : c’est sur l’un des premiers exemples dans la culture populaire française de la réappropriation d’un terme péjoratif envers les femmes.

Après ‘Au bout de la nuit’, un beau midtempo de synthés vaporeux et de thèmes sensuels, avec des voix très Jane Birkin (une référence évidente dans les premières années de sa carrière, mais pas tellement plus tard), vient ‘Vieux Bouc’. Entre rap et récitation, se succèdent strophes provocantes (« vieux bâtard, es-tu fragile ? / Aimes-tu mes carillons du matin ? / L’hymen sera mon cadeau / en ce moment j’ai le feu dans le sang ») et refrains chantés, avec une base rythmique et instrumentale pleine des sons métalliques et durs caractéristiques du Fairlight II, ce sampler très cher qui a marqué le cours sonore de la seconde moitié des années 80.

Laurent Boutonnat a fait un usage abondant de la palette sonore du Fairlight tout au long de ‘Cendres de lune’, comme en témoigne son utilisation de ses flûtes caractéristiques sur la chanson suivante, ‘Tristana’, une autre des pièces les plus brillantes et évocatrices du disque important. En fait c’était un single après l’édition originale du LP, mais son succès fut tel qu’à partir de 1987 il fut intégré aux nouvelles éditions (un peu comme ‘Into the Groove’ dans ‘Like a Virgin’), et pour cause : est la première grande chanson pop d’une sublime mélancolie de Mylène, la première d’une longue suite. Une combinaison de pop électronique en accords mineurs avec des paroles d’abattement et de désespoir que l’artiste viendra perfectionner avec l’habileté d’un chirurgien : ‘Désenchantée’ était encore à quelques années, mais Boutonnat et Farmer posaient déjà les bases d’une de ses spécialités, drame enveloppé de pop douce et triste, paroles entièrement de Mylène (« Au revoir Tristana, ton cœur s’est refroidi / Dieu baisse les bras / Laisse-la partir, laisse-la mourir ! »).

La fin de la face A s’accompagne de « Chloé », chantée d’une voix de fille, comme une macabre chanson enfantine sur une noyade, dans laquelle Boutonnat voulait capter « l’innocence et la cruauté de l’enfance », et qui rejoint thématiquement le début de la face B, passer de l’infantophobie à une vision beaucoup plus intéressante des enfants en tant qu’êtres sensibles et capables d’amour. L’inclusion de ‘Maman a tort’ sur ce premier album de Mylène est cruciale : après tout c’était son premier single, et malgré qu’il date de 1984, avec le remix pratique de Boutonnat il sonne totalement intégré au disque. Sans oublier qu’il s’agit de l’un des singles les plus envoûtants de toute la France des années 80, une combinaison hypnotique d’électro-pop avec des synthés et une basse disco, et des paroles énigmatiques et surréalistes dans le style d’une récitation d’enfant (« une, maman a tort / deux, l’amour est beau / trois, l’infirmière pleure / quatre, je l’aime »). Déjà dans son édition originale, la chanson faisait polémique, car au fur et à mesure des paroles, Mylène chante avec la voix d’une fille/adolescente le sentiment d’être attirée par l’infirmière qui s’occupe d’elle pendant son hospitalisation (« cinq, c’est mon droit / six, toucher à tout / un, l’infirmière chante / deux, ça me fait sentir des choses »). Avec une mention finale dans le délicieux refrain de fausset à « J’aime ce qu’ils m’interdisent, les plaisirs grossiers / J’aime quand elle me sourit, j’aime l’infirmière, maman ». Les connotations saphiques des paroles l’ont peut-être empêchée d’être un grand succès radio, mais elles ont mis Mylène sur la carte avec une chanson considérée comme un précurseur des références pop françaises à l’homosexualité.

La face B culmine avec trois autres chansons : la structure totalement répétitive -trois accords en boucle- des timbres métalliques de ‘We’ll Never Die’ est totalement addictive, presque proto-techno (cette basse !) mais avec une mélodie excitante. ‘Greta’, dédiée à Garbo, est l’exemple classique d’une chanson lente et atmosphérique très années quatre-vingt, on peut presque entendre les brumes de neige carbonique dans ces réverbérations cathédrales, des phrases samplées du film ‘La femme aux deux visages’, et des ambiances des sons. Pendant ce temps, Mylène chante qui elle considère référence et inspiration artistique: « »Frances Farmer et Greta Garbo m’inspirent le respect. Son courage est immense. Elles sont pionnières d’un combat, celui de la reconnaissance des femmes dans le champ artistique. Ils avaient du caractère, ils étaient insolents, fragiles et ils ne faisaient pas de concessions ». Il va sans dire que de Frances (actrice tragiquement réprimée dans les années 50 par le système) Mylène a pris son nom de scène. Les paroles commencent par « divine, exquise » et ne baissent à aucun moment leur ton d’adoration (« Greta rit, et je rougis / Greta meurt, et j’entends Dieu pleurer / Greta aime, divine infidèle »), le tout chanté avec le timbre cristallin (divin, exquis) de Mylène.

La finale arrive en grand avec « Plus grandir » avec ses paroles lancinantes écrites par Mylène (« ne pas grandir, ne pas mourir, ne pas souffrir ») et les orthographes Europop dominantes. On l’a compris, c’était l’avant-single, avec ce refrain avec beaucoup d’accroche dans une chanson pop qui pourrait rappeler au public des chanteuses de la scène française comme Corynne Charby ou Véronique Jannot. Pourtant, il présentait déjà des éléments distinctifs, typiques de cet excellent ‘Cendres de lune’ : les sonorités samplées à des tonalités différentes dans l’introduction (Fairlight encore), qui réapparaîtront dans ‘Libertine’ et d’autres moments de l’album, ou le très personnel thème et excentrique, un aperçu de la nouvelle Mylène, celle qui allait bientôt prendre en main tous les textes et le manifeste artistico-politique de sa proposition, offrant un nouveau personnage même physiquement : un mois après la sortie de l’album, elle s’est éteinte ses cheveux de sa célèbre et désormais éternelle couleur rouge flamboyant, forgeant cette identité visuelle impressionnante qui l’a accompagnée dans toutes ces décennies de succès.



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