Ce que j’ai appris à Lützerath

C’est un énorme cliché journalistique qu’il y ait des groupes de personnes dont on parle beaucoup, mais rarement. En lisant les articles sur l’expulsion de Lützerath avec un froncement de sourcils, j’ai réalisé que j’appartenais à un tel groupe : les « extrémistes de gauche violents », comme nous appelle le Verfassungsschutz, la sécurité de l’État allemande, les anarchistes masqués, les éco-terroristes.

Il y a souvent une certaine méfiance de notre part envers la presse, une prudence qui n’est pas toujours injustifiée, mais je continue de croire à l’importance et à la puissance du journalisme. C’est pourquoi je voudrais donner mon point de vue sur ces derniers jours, un point de vue marqué par mes dix mois à Lützerath, Lützi pour les amis, teinté par la tristesse que je ressens actuellement de la perte de ma maison. (L’indifférence n’est pas quelque chose dont on peut être fier.)

Ce qui me dérange le plus dans la couverture de Lützerath, c’est la réduction de la bataille autour du village à un symbole. Peut-être que les gens se sont trop habitués au fait que la protestation est si souvent symbolique. À mon avis, les 280 millions de tonnes de lignite sous Lützerath n’ont rien de symbolique. Il peut difficilement être plus précis. Le lignite est le plus nocif des combustibles fossiles. Brûler le lignite sous Lützerath empêchera l’Allemagne d’adhérer aux accords de Paris sur le climat. Selon l’Institut allemand de recherche économique, l’Allemagne n’a même pas besoin de ce lignite pour garantir son approvisionnement énergétique. De plus, il faudra des années avant que le charbon sous Lützi puisse être brûlé efficacement, et ne peut donc pas offrir une solution magique rapide à la crise énergétique actuelle.

Je ne comprends donc pas pourquoi tant de journaux affirment que « selon les occupants », la combustion de lignite sous Lützi conduit à « un réchauffement climatique encore inacceptable ». Pourquoi, « selon les occupants » ? Pourquoi les faits ne sont-ils pas déclarés comme des faits ? L’accord de Paris sur le climat, qui s’avère symbolique, les conséquences de la combustion du lignite sous Lützi ne le sont pas.

Lützerath était un endroit où nous avons essayé de construire une alternative positive à notre mode de vie destructeur. On accuse souvent les militants du climat d’être contre tout, de pointer du doigt et de dire ce qu’on peut et ne peut pas faire, qu’il faut sacrifier tout ce qui rend la vie un peu supportable sur l’autel du dieu abstrait de la neutralité climatique. Lützi était une communauté où les gens réapprenaient à vivre ensemble, à se responsabiliser les uns envers les autres.

Mes amis m’ont conseillé de ne pas utiliser le mot, mais je vais quand même le faire : à Lützi, nous avons essayé de nous organiser « anarchistes ». J’utilise ce mot parce que je veux le déconnecter des images de voitures en feu que les gens ont lorsqu’ils entendent le mot A. La coexistence anarchiste, c’est-à-dire : des réunions interminables, car la démocratie consensuelle prend du temps, c’est-à-dire couper des quantités énormes de carottes dans le froid glacial, c’est-à-dire sécher les larmes de l’autre quand la vue de l’immense mine de lignite devient de trop.

La destruction de Lützi ne restera pas seulement dans les mémoires comme un jour noir dans l’histoire de l’activisme climatique, c’est aussi la énième fois qu’une communauté dans laquelle les gens essaient de vivre ensemble politiquement d’une manière différente est piétinée. La criminalisation de Lützi va au-delà de la soif de lignite, c’est une criminalisation de nos idées. Parce que les gens qui essaient de vivre de manière non hiérarchique, qui sont contre les frontières, sont pour l’acceptation lgbtq sans oui-mais, où vous en tant qu’homme et personne blanche êtes obligés de réfléchir, où l’hégémonie de l’État n’est pas acceptée, un tel endroit est trop dangereux pour survivre.

La bataille pour Lützi était, en plus d’une bataille contre le changement climatique, une bataille pour nos idéaux, les idéaux d’un temps meilleur. Mais les utopies ne devraient pas durer trop longtemps, cela pourrait simplement conduire les gens à de mauvaises pensées. Appeler Lützerath un symbole, c’est oublier que de vraies personnes y vivaient, pour qui c’était une vraie maison.

Qu’y a-t-il de symbolique dans les bulldozers qui démolissent les structures que nous avons si soigneusement construites ? J’ai un souvenir de chaque cabane en ruine, et l’image de mon ancienne maison, avec un trou béant dans le pignon où se trouvait autrefois la grande porte aux couleurs de l’arc-en-ciel, est gravée à jamais sur ma rétine.

Enfin, parlons de la brutalité policière. A propos des « escarmouches légères » lors de l’évacuation. Je n’oublierai jamais comment ma petite amie a jeté son corps sur le mien deux fois quand j’ai été plaqué au sol, après quoi la police l’a frappée au visage et à la tête, et elle a dû ramper dans la boue à quatre pattes, bâillonnée. Lorsque nous avons voulu rentrer chez nous ce 14 janvier, nous avons été accueillis par une ligne de CRS, un mur de terre, une ligne de clôtures, une autre ligne de policiers, une ligne de voitures de police, une autre ligne de clôtures, des policiers sur à cheval, la police avec des chiens. Voici à quoi ressemble la démocratie. Demosanis, qui apporte une aide médicale lors de manifestations, a évoqué avoir délibérément infligé « des blessures graves et très graves », voire « potentiellement mortelles » à deux personnes. La police dément.

Ce dont il s’agissait ce samedi-là, c’était notre maison et notre avenir. Et quand j’ai fait un pas en avant déterminé, bras dessus bras dessous avec mes camarades, vers la ligne de police, nous l’avons fait parce que, contrairement aux politiciens qui gaspillent notre planète à des fins cyniques, nous croyons en quelque chose.

Croire en quelque chose, je l’ai appris à Lützerath.

* Le nom et le lieu de résidence sont connus des éditeurs.



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