Avec Après les Troyannes, les héroïnes désarmées de la tragédie d’Euripide, rendant hommage à un spectacle mythique, donnent une puissante leçon sur la cruauté de la guerre


« Fpromenades le long des frontières du monde ». Ainsi décrit les corps qui peuplent la scène de Après les Troyennes la chorégraphe Claudio Bernardo qu’avec la société belge Comme Palavrasa donné naissance à spectacle de théâtre-danse qui se déroulera à Syracuse le 26 juillet et qui s’inspire de Les Troyennes réalisé, en 1988, par Thierry Salmon.

Un moment du spectacle Après les Troyennes.

Bernardo a vu ce spectacle culte pour toute une génération à Bruxelles : « J’étais alors un jeune chorégraphe en herbe et j’ai été choqué. Je ne comprenais pas la langue, le grec ancien, mais sur scène il y avait des femmes très puissantes qui, à travers les chansons, la musique qu’elles produisaient avec leur corps, claquements de mains, percussions sur la poitrine, apportaient au cœur de la tragédie d’Euripide. Il a fallu trente ans pour assimiler l’idée de l’exil, de la défaite qui, du monde classique, nous est venue, maintenant, en Europe, où se déroule une guerre fratricide. Sur scène il y a des femmes mûres, icônes de la danse et du théâtre, certaines avaient déjà joué avec Thierry, d’autres l’ont rejoint ».

Après les Troyennes.

Après les Troyennes.

Nous avons travaillé pendant trois ans sur la mise en scène, au cours de laquelle nous avons assisté à la Massacre de migrants en Méditerranée, puis au Covid et enfin à la guerre : tout est entré dans notre histoire. Et nos histoires : Moi aussi, comme les Troyennes, je marche le long des frontières du mondej’ai perdu mon identité brésilienne sans jamais acquérir complètement l’européenne ».
Turquie, France, Afrique, Bruxelles, Vietnam, Italie. Les Troyens viennent des quatre coins du monde pour mettre en scène la plus antimilitariste des tragédies classiquesl’histoire de l’attente qui, après la conquête de leur ville, la mort de leurs camarades de guerre, les verra exilés et esclaves.

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Elena, fille de migrants italiens

«Je suis la fille de deux émigrés italiens venus des Pouilles en Belgique pour travailler dans les mines. Chez moi on parlait dialecte, j’ai appris l’italien avec les cours du consulat » dit-il Carmela Locantore qui dans Après les Troyennes c’est Eléna, « La cause de tous les malheurs. J’avais 6 ou 7 ans quand, à l’école belge, j’ai appris un poème et je me suis dit que ces vers étaient mon pays, partagé que je l’étais entre la Méditerranée et la Wallonie. Puis j’ai rencontré Thierry Salmon au conservatoire. Il m’a dit : « Un jour, toi et moi travaillerons ensemble ». Quand il a mis en scène ce grand projet qu’il m’a appelé, il a aimé qu’avec mon histoire, j’incarne une idée politique : Je viens d’une société paysanne, sans livres, il aimait mon passé archaïque. Et maintenant, trois décennies plus tard, à 65 ans, avec mes cheveux blancs, je suis de nouveau sur scène pour rendre hommage à cette magnifique et très moderne aventure ». Une aventure qui rappelle aussi le surintendant de l’Inda (Institut national de théâtre antique de Syracuse), Antonio Calbi, que ce spectacle voulait vivement pour la fin de saison.

Un moment du spectacle Après les Troyennes.

Après les Troyannes.

«Je me souviens encore des émotions qui Les Troyennes déclenché chez les spectateurs. Je l’ai vu au Teatro dell’Arte de la Triennale de Milan, avec le public sur scène et les actrices dans la salle dépouillées et inondées de terre. Après les Troyennes est un hommage à une réalisatrice à la sensibilité féminineun acte d’amour pour le théâtre, un travail sur le temps et la mémoire ».
Parmi les interprètes de cette époque, il y a aussi l’Italienne Maria Grazia Mandruzzato, Ecuba qui, dans l’œuvre multimédia de Bernardo, apparaît en vidéo : « Hécube, reine de Troie, est maintenant prisonnière de guerre » explique-t-il. « Le souvenir des beaux jours demeure et elle ne peut que sublimer l’immense douleur de la mort. C’est une tragédie déclinée dans le présent, le lien avec ce qui se passe en Ukraine est puissant, la guerre est obscène, le viol comme arme de guerre était alors utilisé comme il l’est aujourd’hui. Et notre incapacité à nous ouvrir à ceux qui fuient la guerre est tragique. Nous devons nous demander à quelle humanité appartiennent ceux qui accueillent des réfugiés ukrainiens et non des citoyens africains qui ont vécu, travaillé, étudié ou des Syriens arrivant d’autres routes en Ukraine, fuyant également les conflits et les persécutions ».

Des mots qui habitent chaque fois

Si Mandruzzato, qui a partagé dix ans de vie et de travail avec Thierry Salmon, quittant sa Padoue pour les nombreuses scènes où le théâtre l’a emmené, dit avoir refusé, avant cela, de nombreuses propositions de refaire Les Troyennes « Parce que ce premier spectacle a été une initiation pour moi », Cécilia Kankonda, qui joue aujourd’hui Andromaque, elle se dit certaine que « dans trente ans je referai Le Troiane, car c’est devenu mon ADN. Quand Claudio m’a appelé j’ai relu Euripide et je me suis dit : « Oh mon dieu, ces mots me suivent depuis, ils peuvent vivre n’importe quand : Jean Paul Sartre les a fait siens pour parler de la guerre d’Algérie, on les reprend aujourd’hui. Ainsi que les chansons de Giovanna Marini qui ont créé le langage commun entre nous tous sur scène, quel que soit le passeport que nous avons dans nos poches ». Cécilia Kankonda en a deux : « Je suis mi-belge, mi-congolaise, fille du peuple des deux cultures. J’ai vécu des deux côtés, jusqu’à ce qu’il soit temps de me demander comment je pourrais mieux servir le mien métissage. Et la réponse que je me suis donnée était : raconter des histoires. Alors je suis devenue comédienne et musicienne ».

Cécilia fait partie d’un collectif, à Kigali, qui tente de créer, pour les spectacles et expositions d’art qu’elle produit, « aussi d’autres parcours qui ne passent pas forcément par l’Europe. Toute ma vie je me suis senti non pas exilé, comme les Troyens, mais déraciné. Avoir des racines sur deux continents, avec tous les tabous que cela comporte, c’est avoir plus de problèmes que la moyenne, mais cela permet aussi de voir les choses à travers un autre spectre. Maintenant que nous sommes dans un âge de confusion Je me dis que peut-être que moi, qui me sens rarement à ma place, je peux proposer un paradigme utile pour les générations à venir.
L’Europe est un projet non réalisé et peut-être sans avenir, mais s’il y a des forces qui disparaissent, d’autres émergent. Je fais partie de ce vieux continent auquel je me sens très attaché et, comme tout le monde, j’ai du mal à accepter qu’il perde du sens et de l’énergie. Mais quand je travaille en Afrique, j’ai le sentiment très fort qu’il y a là-bas des forces qui prendront peut-être la place de celles qui s’estompent ailleurs. Et je trouve ça pas grave, que ça fasse partie de l’histoire du monde. Euripide, quatre siècles avant Jésus-Christ, avec Les Troyennes il a donné à ses contemporains une leçon puissante sur la cruauté de la guerre et les ruptures irrémédiables qu’elle produit. Eh bien, Euripide est encore là aujourd’hui, et il l’est grâce à ces femmes extraordinaires ».

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