Une élection présidentielle qui a révélé une France fracturée


L’écrivain est l’auteur de ‘Left Bank : Art, Passion and the Rebirth of Paris 1940—1950’ et ‘Notre-Dame : The Soul of France’

La France est un pays en mouvement. Et pour la troisième fois en 20 ans, il est confronté à un choix difficile entre élire un dirigeant issu du courant politique dominant ou un dirigeant d’extrême droite.

En 2002, Jacques Chirac, le président sortant, est élu avec plus de 80 % des voix contre Jean-Marie Le Pen, chef du Front National. Quinze ans plus tard, en 2017, Emmanuel Macron est devenu président après avoir remporté le second tour avec 66 % des voix contre la fille de Le Pen, Marine.

Le second tour du week-end prochain entre Macron et Le Pen devrait cependant être beaucoup plus proche. Les derniers sondages suggèrent que le président l’emportera avec une marge de 53% contre 47.

Alors que s’est-il passé depuis que le FN (rebaptisé Rassemblement National en 2018) est apparu pour la première fois sur la scène politique française au milieu des années 1980 après que le président socialiste François Mitterrand a changé le mode de scrutin pour les élections législatives ? Comment expliquer la lassitude croissante, voire le détachement, de nombreux électeurs qui, jusqu’à récemment, s’étaient toujours ralliés au soi-disant front républicain pour écarter l’extrême droite de l’Elysée ?

Grâce à une révolution qui a imposé à un peuple indiscipliné l’idée d’une langue, d’un destin et d’un récit communs, les Français ont aspiré depuis 200 ans à un idéal d’appartenance républicaine, ou d’unité. Aujourd’hui, cependant, cet idéal est une norme en lambeaux.

L’élection choc de 35 députés du Front national en 1986 aurait dû être un signal d’alarme. Mais plutôt que de s’attaquer sérieusement à la conversation nationale naissante sur le racisme, l’immigration et le multiculturalisme, Chirac – “cohabitant” avec Mitterrand en tant que Premier ministre – a décidé d’abandonner la représentation proportionnelle dans le but de bannir l’extrême droite du parlement à la première occasion.

Pendant ce temps, des forces sociologiques plus importantes étaient en jeu. L’inexorable décadence du catholicisme et du communisme, comme les deux forces structurantes de la société française, a permis à l’individualisme et aux questions identitaires soulevées par les enfants de la première génération d’immigrés maghrébins de devenir progressivement politiquement plus prégnants.

Des facteurs économiques, dont la montée du chômage et la désindustrialisation, ont également contribué à redessiner la carte politique. Les électeurs mécontents de la classe ouvrière des anciens centres industriels du nord et de l’est du pays se sont tournés vers l’extrême droite là où auparavant, pendant des générations, ils avaient embrassé le Parti communiste français.

La gauche s’est plutôt enracinée en île de France, en région parisienne, dans la multiethnie banlieues, ou de banlieue, et dans les villes universitaires.

La répartition des voix lors du premier tour de l’élection de dimanche dernier montre parfaitement les glissements qui se sont opérés depuis une trentaine d’années et à quel point, en France aujourd’hui, la géographie détermine comment vous vivez, ce que vous pensez et comment vous votez.

Certaines cartes en disent long. Jérôme Fourquet, politologue, expert en géographie électorale et auteur du best-seller 2019 Le Archipel français, a une carte pour tout. L’une d’elles montre que plus les gens habitent loin d’une gare, plus ils sont susceptibles de voter pour Le Pen.

Le gilets jaunes mouvement, qui a violemment perturbé les deux premières années de la présidence de Macron, a mis en évidence la nouvelle tension décisive de la politique française entre centre et périphérie. Plus les gens vivent près d’un centre-ville, plus ils ont accès aux services, aux activités culturelles, à des infrastructures publiques de qualité telles que les liaisons de transport, les hôpitaux et les écoles, plus ils sont susceptibles d’être optimistes quant à leur avenir. Et, semble-t-il, de voter Macron.

Le président français de 44 ans incarne une tendance perceptible depuis les années 1990. Il est aujourd’hui le visage de la convergence de droite et de gauche de la bourgeoisie progressiste et éduquée qui prône l’approfondissement de l’intégration européenne et la nécessaire adaptation du modèle social français à la mondialisation.

En 2017, le journaliste et expert militaire Jean-Dominique Merchet a publié un livre stimulant intitulé Macron Bonaparte. Selon Merchet, nous assistons à la naissance d’un système de gouvernement à parti unique sous Macron, dans lequel les partis traditionnels d’après-guerre n’ont d’autre alternative que de se rallier à lui. Les pitoyables scores obtenus au premier tour de scrutin la semaine dernière par les candidats du Parti socialiste et les conservateurs Les Républicains semblent donner raison à la thèse de Merchet.

Or, cette nouvelle constellation est assiégée politiquement — à sa gauche par des partis comme La France Insoumise, dont le candidat Jean-Luc Mélenchon a failli battre Le Pen et revendiquer une place au second tour, et par le RN à sa droite — et sociologiquement par les électeurs les plus défavorisés économiquement.

Mais peut-être que le plus grand danger pour le mouvement qui a porté Macron au pouvoir en 2017, et pourrait bien réussir à le maintenir encore cinq ans, c’est qu’il rêve encore d’une France unie — alors qu’en réalité, les Français préfèrent aujourd’hui garder eux-mêmes à eux-mêmes, à vivre à côté des autres, plutôt qu’ensemble comme un seul.



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