Comment la gauche peut couper le vent des voiles du Vlaams Belang

Vincent Scheltiens est historien (Université d’Anvers) et co-auteur de Extrêmement juste. L’histoire ne se répète pas (de la même façon). Il répond à Joël De Ceulaer : peut-on mesurer le succès du Vlaams Belang à la force ou à la faiblesse de ses adversaires politiques ?

Vincent Scheltens

DBonjour Joël De Ceulaer,

« Tout comme les injures n’aident pas, la critique n’aide pas et l’ignorance n’aide pas, exposer (…) n’aide toujours pas », écriviez-vous ce week-end à propos du succès électoral à long terme du Vlaams Belang (DM 16/6). Selon vous, le combat contre le Vlaams Belang est un combat politique : un combat que les politiciens ne devraient pas tant mener.

Certes, le Vlaams Belang est têtu. Mais pouvez-vous expliquer le succès et la ténacité de ce parti simplement en faisant le bilan de ce que la politique et les médias flamands ont fait, n’ont pas fait ou ont cessé de faire depuis 1988 ? Pouvez-vous mesurer le succès de VB par la force ou la faiblesse de ses adversaires politiques ? La réponse est non… et oui. Vous avez bien lu, il y aura des nuances.

En ce qui concerne la présence persistante de l’extrême droite, il n’y a pas de « fatalité » spécifique flamande, tout comme il n’y a pas d’« immunité » spécifique wallonne. Si tel était le cas, on ne comprendrait pas pourquoi un peu partout en Europe et au-delà l’extrême droite obtient malheureusement d’excellents scores à ce stade.

Le fait que les nantis et les démunis envisagent aujourd’hui de voter pour l’extrême droite trouve largement son origine dans le cœur du message partagé par chacun de ces partis, quelle que soit leur grande hétérogénéité mutuelle. Ce message, leur projet social, est double. Définissez d’abord des limites strictes, physiques et idéales, à tous les niveaux. L’Europe comme soi-disant berceau et phare de la civilisation occidentale, la nation ou la sous-nation, selon qu’il s’agit des Grecs de Le Pen ou de Van. Deuxièmement, homogénéiser en interne. En divisant la population, en la purifiant. Posséder les gens d’abord, le reste dans un statut subordonné et de préférence temporaire, renvoyant les autres. Un programme qui repose idéologiquement sur deux piliers : le racisme et le nationalisme étroit.

Avec ce projet, vous pouvez maintenant exercer une attraction dans différentes couches de la population. Pour les penseurs conservateurs, il y a la promesse d’une restauration de l’ordre et de la paix, souvent teintée de nostalgie. Ceux qui ont l’eau à la bouche et qui se révoltent d’un point de vue socio-économique succombent à l’annonce d’un grand nettoyage : l’élite doit partir, tout doit changer. Pourquoi? Essentiellement à cause de la manière dont un monde globalisé en colère a pénétré ces dernières décennies dans la vie intime des gens avec un impact qualitativement plus fort qu’auparavant et les a déstabilisés, ne serait-ce que dans la tête.

Regarde en arrière. Une banque d’investissement de l’autre côté de l’océan s’effondre ? Un peu plus tard, nous payons pour garder nos propres canapés droits. Des guerres dans des pays lointains que l’on peine à localiser sur une carte ? Après quelques semaines, les réfugiés sont à notre porte. Quelque chose à propos d’une chauve-souris dans un laboratoire d’une province chinoise dont nous n’avons jamais entendu parler auparavant ? Un peu plus tard nous sommes tous enfermés, confinement.

C’est ce grand « refoulement » en réponse à tout véritable défi qui forme le puissant vent arrière qui profite à l’extrême droite en Europe et au-delà. Cela peut être d’autant plus facile que la gauche ne peut pas le contrer avec la même histoire « absolue ». Les grands récits de la gauche se sont effondrés à la fin du siècle dernier avec la double faillite du stalinisme et la capitulation de la social-démocratie face au néolibéralisme.

Le succès d’extrême droite, en revanche, est spécifiquement flamand. Pour avoir un succès électoral plus fluide et se normaliser, vous avez besoin de « légitimité » dans votre état ou votre région. Un encastrement accepté ou toléré. VB a cela dans le cadre du nationalisme flamand, avec ses racines historiques dans le prétendu Bons gars qui a pris un mauvais raccourci mais a eu une destination finale honorable, autour de la prétendue dureté de l’Etat belge. La guerre n’est (presque) plus d’actualité, mais le ressentiment envers la Belgique reste un carburant « légitimé ».

En Wallonie, l’extrême droite n’a pas le même encastrement, même si là aussi il y a un terreau fertile pour le recul de l’extrême droite. En Espagne, vous ne pouvez pas comprendre VOX et la facilité avec laquelle il prospère politiquement sans regarder comment la page de presque quatre décennies de dictature franquiste a été tournée sans être lue collectivement et comment le franquisme a toujours conservé une « légitimation » en conséquence.

On ne peut donc saisir l’obstination qu’en tenant compte du contexte international et historique et en élargissant les voies purement flamandes.

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Au-delà des fluctuations électorales, on ne peut vraiment s’attaquer à ces causes profondes que si l’on propose d’abord aux gens une alternative tout aussi « grande », sûre, supra-locale qui, à l’opposé de celle de l’extrême droite, n’est ni irréaliste ni trompeuse. Après tout, n’importe quel démographe peut vous dire que la diversité ne fera qu’augmenter. À moins d’en faire une prison nord-coréenne ou de descendre dans l’Endlösungspad comme le candidat présidentiel français Eric Zemmour (il voulait expulser un million de personnes), vous ne pouvez pas fermer un pays. Nous devons recommencer à dire que VB dit quatsch et ne fera que causer de la misère et du chaos.

La ligne de défense, hier et aujourd’hui, est celle du statu quo, un plaidoyer pour le centre politique, alias la démocratie (formelle). Cela ne fonctionne pas. Après tout, c’est là que les mécontents trouvent la source du mal. La politique n’est pas convaincante, le centre est en profonde crise structurelle et se vide. Quiconque aurait prédit il y a quarante ans dans n’importe quel café flamand que le CVP obtiendrait un score inférieur à AMADA dans les sondages de 2023 aurait eu droit à de l’eau et des railleries au lieu de la bière.

La référence de tout démocrate ne devrait pas être le centre politique, mais les droits et libertés démocratiques et sociaux et un certain nombre d’accords et d’institutions qui en découlent (comme la séparation des pouvoirs) et la façon dont chacun s’y rapporte. Notez la différence : l’interprétation dynamique et ascendante de notre démocratie. Dans la démocratie formelle de notre constitution de 1831, si appréciée en Europe, il n’y avait pas d’instruction obligatoire et il fallait chercher les enfants ouvriers sous les métiers à tisser ou dans les puits de mine. Leurs pères n’avaient pas le droit de vote. Leurs mères n’avaient rien. Le centre ou « la démocratie » n’y a rien fait, la lutte sociale a fortiori. Dans la démocratie formelle de ce pays, les femmes devaient attendre 1976 pour ouvrir un compte bancaire sans le consentement de leur mari. Pourtant, nous étions aussi formellement une démocratie en 1975.

Il y a un besoin de programmes et de discours – et par la suite de politiques – qui quittent le centre anémique et capturent la colère, le désespoir, la peur, le doute, le malaise, l’impuissance et créent un nouveau sentiment d’appartenance bâtiment intégré dans un tissu social fort avec des services publics complets. Les versions plus radicales d’Olof Palme ou de Joop den Uyl avant la social-démocratie se tournent vers le social-libéralisme, sans paternalisme et condescendance, sans dogmatisme ni tendance à la pureté marginalisante, dans une perspective européenne puissante. Et y investir massivement.

Les média? Naturellement, les médias ont fait tomber le pont-levis à l’extrême droite. Cela se passe d’autant mieux si, partout en Europe, on a un chevauchement entre le centre droit et l’extrême droite. Regardez la Finlande ou la Suède, la stratégie du Partido Popular aujourd’hui en Espagne. Au diable le discours de la N-VA (donc pas encore le choix de coalition).

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Dans votre article, Joël, vous ne parlez que de deux acteurs : les médias et le politique. Certes, les élections politiques sont un exercice spécifique mené par des acteurs spécifiques. Mais vous dégagez les médias de toute responsabilité supplémentaire et mettez la patate chaude avec la politique. Heureusement, une société démocratique est composée de plusieurs acteurs, sinon nous n’aurions pas touché à nos droits et libertés démocratiques et sociaux.

En Flandre, par exemple, les deux grands syndicats, ACV et ABVV, comptent près de deux millions de membres, principalement du papier. Mais ils comptent aussi des dizaines de milliers de membres actifs et de délégués sur des milliers de lieux de travail. Avec ce potentiel unique, avec cette proximité intime et cette ubiquité, ils peuvent approcher leurs collègues de travail en mettant l’accent sur la dénonciation du nativisme social d’extrême droite. Sans moralisme ni paternalisme. Pour réfuter les mensonges et l’hypocrisie de l’extrême droite du point de vue des intérêts matériels réels.

Cette région compte aussi des employeurs qui ne jurent que par l’adage selon lequel le chat politique, noir ou gris, doit attraper les souris. Mais une augmentation du racisme et de la discrimination avec harceler et ambras sur le lieu de travail n’est pas intéressante pour la productivité. Annoncer un gel absolu des migrations va à l’encontre de la volonté des employeurs de traiter avec souplesse le marché du travail (et de monter les segments les uns contre les autres). Mais qu’en est-il de l’intention de VB de scinder une partie d’un État membre de l’UE afin de ne pas être reconnu par l’UE et peut-être même pas par la zone euro ? Pensez aux trois mille entreprises catalanes, les deux banques en tête, qui ont déjà établi leur siège administratif hors de Catalogne dans la dernière ligne droite de la déclaration unilatérale d’indépendance de 2017.

Heureusement, il y a encore quelques cultures d’herbes contre le VB. Humain d’accord, Joel, si tu abandonnes. Mais vous m’avez surpris avec votre indignation initiale sur Twitter à propos du coup de Sven Gatz contre VB. Votre indignation, la mienne et celle de tous doivent toujours être déclenchées par les incessantes provocations racistes des Van Grieken, Passen, Brusselmansen et tout quanti que beaucoup de gens traversent aujourd’hui de plus en plus facilement par fatigue, découragement et incompréhension de la vraie démocratie. Ne rejoignez jamais ces autres hérauts des formalismes (et non des droits et libertés réels) qui ne peuvent que s’indigner lorsqu’un fasciste est appelé par son nom, lorsqu’un complotiste est menacé de se voir refuser l’accès à une université. Éloignez-vous de ces formalistes qui se présentent fièrement comme des combattants pour le droit de blesser, de stigmatiser, de discriminer des pans de la population par l’équivalent fonctionnel actuel des fascistes du siècle dernier.

Vous savez, Joël, que la destruction des droits et libertés sociaux et démocratiques a souvent été décidée par la démocratie formelle par des majorités mathématiquement impeccables. Ils y travaillent même en Pologne et en Hongrie. Aussi avec nous, lorsque la loi Van Quickenborne sur la « course folle » contre la protestation sociale sera bientôt utilisée. Tirez à nouveau ce pont-levis.

Cordialement,

Vincent Scheltens



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