L’Occident regrettera son adhésion au protectionnisme


Le goût de l’Allemagne pour le gaz russe au cours des dernières décennies a été une double tragédie. Cela a donné au Kremlin un effet de levier sur l’Europe. Mais cela a également donné aux protectionnistes du monde occidental une fausse crédibilité. Regardez ce qui se passe, disent-ils, lorsque des industries stratégiques sont ouvertes au commerce.

La première de ces tragédies est réparable : il existe des substituts aux combustibles fossiles russes. Le second est là pour rester. Moins d’un an après l’attaque contre l’Ukraine, le Congrès américain a adopté une rançon royale d’aide industrielle intérieure et une Europe piquée façonne sa propre version. L’objectif s’est élargi : de punir la violence russe à ralentir l’ascension de la Chine. Il en va de même pour l’industrie clé : du gaz aux puces et aux technologies vertes. Au fil du temps, de nombreux secteurs se révéleront « stratégiques ». Pourquoi pas l’agriculture ? Pourquoi pas les services professionnels que la Chine devra maîtriser pour passer du revenu intermédiaire au revenu élevé ?

L’Occident regrettera ce virage protectionniste. Sa cohésion durement acquise au cours de l’année écoulée cède déjà à la méfiance, non seulement entre les États-Unis et l’UE, mais au sein de l’UE, où les nations commerçantes avec de petits marchés intérieurs (la Suède) redoutent le protectionnisme des grands États (la France). L’Europe peut peut-être rendre la loi américaine sur la réduction de l’inflation moins discriminatoire pour ses propres entreprises. Tel est le pouvoir de lobbying d’une entité forte de 450 millions. Mais qu’en est-il de l’Irlande contre Bruxelles ? Qu’en est-il de l’Australie contre Capitol Hill ? Joe Biden « n’a jamais eu l’intention » de mendier « les gens qui coopéraient avec nous ». Mais c’est dans la nature du protectionnisme que les intentions ne comptent qu’au tout début. C’est la logique de l’escalade qui prend le dessus.

On dit assez souvent que l’Amérique est en conflit idéologique, et pas seulement matériel, avec la Chine. Le protectionnisme est une concession idéologique tacite d’ouest en est. Que concède-t-il ? Que les relations internationales sont un jeu à somme nulle. Que l’État est primordial dans la vie d’un pays. Cette prospérité (qui est objectivement mesurable) est subordonnée à la sécurité (que les responsables peuvent définir à volonté). Que les institutions formées à Bretton Woods il y a une vie humaine sont des reliques et que les nations doivent prendre leurs propres dispositions.

L’étreinte protectionniste de Biden est saluée comme « musclée », ce qui signifie « agressif » lorsqu’un démocrate est au pouvoir. Et cela doit être le cas, étant donné la cruauté industrielle de la Chine. Mais si on va trop loin, c’est aussi un auto-désarmement intellectuel. Il est possible de gagner la lutte technico-économique avec les autocrates et de perdre au sens large : en accordant leur vision du monde, en jouant sur leur territoire. Les États-Unis ont gagné la guerre froide, en partie, en construisant un empire commercial que des nations tierces hésitantes pourraient rejoindre à leur profit. Dans un monde protectionniste, quelle est l’équivalent de la carotte ?

La méfiance à l’égard de la Chine est rationnelle. Mais c’est lié à autre chose : la conviction que les décennies libérales de part et d’autre du millénaire ont trahi les pauvres de l’Occident. Cette calomnie, reconnue comme telle alors que c’était Donald Trump qui la colportait, doit être contrée sur tous les points. Il est possible – non, courant – qu’une nation commerçante ouverte soit égalitaire chez elle. (Le commerce est un part élevée de la production nationale dans les social-démocraties d’Europe du Nord.) Tandis que Reagan, Thatcher et leurs héritiers assouplissaient le commerce mondial, aucun n’a réussi à sabrer l’État-providence. En 1980, les dépenses du gouvernement américain pour la protection sociale, qui comprennent les prestations en espèces et les services en nature, étaient de 13 pour cent de la production nationale. Il était un peu plus élevé en 1990. Il est de 19 p. 100 maintenant. Rien dans le commerce extérieur libéral n’implique un laissez-faire intérieur.

Un problème avec le mot « néolibéral », en plus de l’anneau de la gauche universitaire à son sujet, c’est qu’il ne permet aucune de ces nuances. Être pro-commerce, c’est être anti-ouvrier, sinon anti-patriotique. Vous ne sauriez pas d’après la rhétorique de l’époque que l’ère néolibérale incluait les rondes de dépenses du New Labour et l’expansion de Medicare sous George W Bush.

J’ai l’impression que les élites (chez qui le réflexe de culpabilité est fort) ne se sont jamais remises psychologiquement des percées électorales populistes de la dernière décennie. Ils ont des remords face au mondialisme dont ils sont les auteurs. Ils en ont assez des vieilles vérités ricardiennes : que les travailleurs sont aussi des consommateurs et des contribuables, que le protectionnisme peut les blesser de manière invisible. Vous entendez des gens sensés attribuer au « néolibéralisme » le krach de 2008 mais pas la longue expansion économique qui l’a précédé. Non, c’est juste tombé d’un arbre.

C’est une profonde conquête intellectuelle des populistes. Et son résultat le plus triste est le retournement contre le commerce. On disait autrefois qu’un premier ministre britannique était « en poste mais pas au pouvoir ». Regardez autour de vous. Trump a réalisé l’exploit inverse.

[email protected]



ttn-fr-56