Plus étrange que la gentillesse (Nick Cave)
‘Stranger Than Kindness’ est le titre d’une exposition qui a pu être vue il y a quelques mois à Copenhague et à Montréal. Dans celui-ci, plus de 300 objets de la collection Nick Cave ont été agencés de manière à constituer une carte visuelle et sonore de l’univers créatif du musicien australien, un paysage narratif qui a formé une histoire à mi-chemin entre biographie, autobiographie et fiction. (l’exposition atteindra-t-elle un jour l’Espagne ?).
Le livre ‘Stranger than kindness’ fait partie de cet échantillon. Mais ce n’est pas un simple catalogue de compilation. Composé de photographies, de cahiers, de brouillons de paroles de chansons, de scrapbooks, d’objets artistiques, de fétiches…, articulé et contextualisé à travers un brillant essai de l’écrivain Darcey Steinke, et superbement édité par Sexto Piso (si vous êtes fan de Dig c’est un beau cadeau), l’œuvre fonctionne comme une fenêtre sur l’univers créatif de l’auteur de « The Mercy Seat », un « journal intime visuel et écrit », comme le définit l’éditeur, d’un des artistes phares du rock (et bandes sonores) des dernières décennies. 7’5
Plans pour conquérir Berlin (David Granda)
En 1987, David Bowie donne l’un des concerts les plus émouvants de sa carrière. C’était à Berlin-Ouest, sur la place du Reichstag, à côté du Mur, pour qu’ils l’entendent « de l’autre côté », comme disent les paroles de « Heroes », composées par Bowie dix ans plus tôt lors de son séjour dans la capitale allemande. . La Stasi a pris bonne note de la représentation, de sa signification politique. Trente ans plus tard, l’historien et journaliste David Granda, en plongeant dans ces dossiers déclassifiés, dans le dossier Bowie, tombe sur un autre concert, moins glamour mais tout aussi controversé.
En octobre 1987, quelques mois après la performance de Bowie, un concert clandestin a eu lieu à l’ église protestante Zionskirche à Berlin-Est avec les groupes punk Die Firma et Element of Crime (ce dernier s’était faufilé par-dessus le mur depuis l’ouest). La représentation s’est terminée lorsqu’un groupe de néo-nazis a pris d’assaut l’église, attaquant les participants sous le regard impassible de la police. Des néo-nazis lançant un pogrom punk dans une ville socialiste ? Qu’est-ce que c’était? Granda répond à cette question à travers une enquête passionnante qui parle de contre-culture, d’espionnage, de dissidence politique, de mythomanie musicale et, avec une carte du Berlin des années 1980 incluse dans le livre, de géographie sentimentale. 7
Le grand livre des vélos (Lucía Barahona)
« Apprendre à faire du vélo est l’une des grandes étapes de notre existence car il comprend deux concepts extraordinaires : l’équilibre et la liberté ». C’est ce qu’écrit Lucía Barahona dans l’introduction de « Le grand livre des vélos », dont elle est l’éditrice. Et c’est dans cet esprit qu’il a préparé cette anthologie : recherche d’un équilibre entre thèmes et auteurs, et liberté de sélectionner toutes sortes de textes : contes, essais, journaux intimes…, mais aussi paroles de chansons, poèmes, citations…
Au total, il y a plus de 400 pages soigneusement éditées par Blackie Books (il comprend même une bande marque-page ou « marque-page », quelque chose de plus en plus hors d’usage) et illustrées par la dessinatrice et chanteuse Conxita Herrero, chanteuse principale de Tronco (le livre comprend son chanson ‘Pez en bicicleta’) et auteur de la bande dessinée ‘Gran scoop of ice cream’. Une collection « cycliste », une invitation à se lancer « en descente et sans freins » à travers les pages de cette précieuse anthologie, composée d’auteurs reconnus comme Simone de Beauvoir, Aldous Huxley ou Federico García Lorca, et d’histoires inédites d’artistes contemporains auteurs. 8
Ce qui se passe la nuit (Peter Cameron)
Après presque une décennie d’attente, depuis le magnifique ‘Coral Glynn’ (2013), Peter Cameron publie enfin un nouveau roman (pendant ce temps, la maison d’édition Libros del Asteroid a publié deux de ses livres précédents, ‘Un week-end’ et ‘ Cet après-midi doré’). Dans ‘What happening at night’, l’écrivain américain continue d’explorer la complexité des relations sentimentales à travers le rôle principal de personnages situés dans des environnements intimes, mystérieux et mélancoliques.
A cette occasion, les protagonistes sont un couple américain malheureux qui se rend aux confins de l’Europe du Nord pour adopter un enfant. Pendant qu’ils attendent, logés dans un grand hôtel décadent d’une ville sombre et enneigée, ils rencontreront des invités excentriques qui les mèneront à vivre des situations inattendues et à vivre des transformations personnelles imprévisibles. Cameron imprègne le récit d’une atmosphère énigmatique, presque onirique, qui le rapproche du gothisme des romans de Patrick McGrath. Une histoire -rêvée ?- d’amour, de solitude et de mort, aux contours aussi diffus qu’un passage enneigé et dans laquelle il est agréable de se perdre. 7’5
Bessie Smith (Jackie Kay)
Être noir, pauvre, orphelin et bisexuel dans le sud des États-Unis au tournant du XXe siècle était pratiquement une condamnation à vivre une vie de merde. Bessie Smith a réussi à surmonter toutes ces conditions et à devenir « l’impératrice du blues », l’une des chanteuses les plus populaires des « années 20 folles ». Cependant, une enfance de difficultés matérielles et émotionnelles laisse une empreinte impossible à effacer. Smith était vulnérable et autodestructrice : elle cherchait l’amour dans des relations abusives et violentes, et se réfugiait dans l’alcool. Sa chute fut aussi rapide que son ascension. Elle meurt à 43 ans, oubliée et ivre, dans un accident de voiture.
La poète et écrivaine écossaise primée Jackie Kay, connue en Espagne pour son roman « The Blues of Joss Moody » (El Aleph, 1999), a abordé la figure de son admirée Bessie Smith à travers une combinaison suggestive de biographie, fiction , autofiction , essai et poésie. Plus qu’une biographie, ‘Bessie Smith’ est une évocation de la chanteuse et de son époque, presque une invocation. Les trous dans la vie de l’artiste sont « remplis » par le talent lyrique de Kay, ses propres aventures sentimentales et sa dévotion absolue à Smith. 7’2
Le nageur de Paestum (Tonio Holscher)
Unique et mystérieux. Il s’agit du tableau principal du programme iconographique trouvé dans la nécropole de l’ancienne ville grecque de Paestum (Salerne). La tombe, découverte en 1968 (l’un des rares exemples survivants de peinture murale grecque), est ornée de représentations de la vie quotidienne dans la Grèce antique chargées de sensualité et d’exaltation dionysiaque. Parmi toutes, celle d’un jeune homme sautant tête baissée dans la mer du haut d’une tour se démarque.
De cette scène bucolique et évocatrice, l’archéologue allemand Tonio Holscher fait un voyage à travers la culture de la jeunesse dans la Grèce antique. S’appuyant sur une sélection de photographies très illustrative (le livre est édité avec beaucoup de soin), l’auteur passe en revue d’autres exemples similaires au complexe de Paestum, souligne l’importance de l'(homo)érotisme et de la beauté physique dans la vie sociale des élites helléniques, décrit les rituels d’initiation des jeunes et analyse le sens de la nature dans les sociétés de la polis grecque. Un essai aussi savant que beau. 8
14 avril (Paco Cerdà)
L’un des essais de 2022, lauréat du prix Asteroid Books Non-Fiction. Dans la foulée de l’ouvrage d’Eric Vuillard ’14 juillet’ (2019), le journaliste Paco Cerdà fait une passionnante chronique, heure par heure, d’un jour clé de l’histoire du XXe siècle en Espagne : la proclamation de la Deuxième République. Un récit trépidant d’une journée longue et tendue au cours de laquelle les espoirs de beaucoup se sont matérialisés (tous ceux qui ont voté en faveur du changement de régime et beaucoup de ceux qui n’ont pas pu) et les craintes de certains, ceux qui ont vu leurs privilèges en danger et l’ordre moral en vigueur.
A travers une grande variété de sources documentaires (détaillées en fin d’ouvrage) et un style littéraire vigoureux, l’auteur donne la parole à la fois aux principaux protagonistes de cette journée (l’histoire de la fuite du roi Alphonse XIII est celle qui articule le narratif) ainsi que les secondaires. Des anonymes qui fêtaient la proclamation à la Puerta del Sol en chantant la version zarzuela traditionnelle de « La Marseillaise », qui se sont rebellés dans les prisons ou qui sont morts en manifestant lors des dernières affres de la répression monarchique. Une grande fresque collective qui nous fait revivre cette journée comme si nous y avions été. 8’5