10 films de Gijón 2022 : de la Palme d’Or à Cannes au diptyque controversé d’Ulrich Seidl


La « grande vague du cinéma indépendant », comme cette 60e édition du ficx, a amené plusieurs protagonistes sur le rivage de la plage de San Lorenzo. Le principal a été Ulrich Seidl. Le cinéaste autrichien, qui s’est fait connaître en Espagne précisément lors de ce festival avec ‘Días perros’ (une monographie sur son travail a même été publiée, à l’époque tant attendue où il y avait des publications), a remporté le prix du meilleur film avec son fabuleux ‘Rimini’ (le roumain ‘Metronom’ a gagné dans la section Retueyos, dédiée aux réalisateurs émergents).

Le scénariste oscarisé Dustin Lance Black (« Je m’appelle Harvey Milk »), des noms du cinéma d’auteur comme Pedro Costa ou Albert Serra, des cinéastes émergents comme Elena López Riera (« El agua ») et Pilar Palomero (« La maternelle ‘ ), ou une réalisatrice peu connue en Espagne comme la française Patricia Mazuy, à qui une rétrospective a été consacrée, sont quelques-uns des invités qui ont diverti, avec des présentations et des masterclasses (les rencontres publiques avec des cinéastes sont l’un des points forts du festival), ces neuf jours de cinéma.

En parallèle, comme ces dernières années, le Gijón Sound Festival a eu lieu, où des concerts de Rocío Márquez et Bronquio, Doctor Explosion, Fee Reega ou Marcelo Criminal ont été vus. Des performances qui contribuent à animer encore plus l’ambiance festive de la ville (les deux salles principales, le théâtre Jovellanos et le théâtre Albeniz, sont à côté), auxquelles il faut ajouter l’inclusion cette année de trois nouveaux cinémas, à quelques pas du centre et aussi extrêmement confortable, l’un de ceux avec des sièges inclinables, parfaits pour faire une sieste si le film le mérite (il y en a).

‘Rimini’: le déclin d’un chanteur mélodique
Le personnage de Richie Bravo a brillé de sa propre lumière (décadente) lors de ce festival. Il est le protagoniste de ‘Rimini’, une ancienne gloire de la chanson mélodique -du genre schlager- qui a mal tourné, qui survit dans ce Benidorm sur l’Adriatique au milieu de l’hiver en jouant au bowling dans de petits hôtels, en dormant avec des fans pour de l’argent (les scènes de sexe explicites avec des femmes plus âgées défient la représentation des règlements corporels) et la location de sa maison-musée alors qu’il vit en squatter dans un hôtel fermé hors saison. Ce portrait d’un loser (splendide Michael Thomas) sert à Ulrich Seidl pour réaliser ce qui est pour l’instant son film le plus attachant et même « jouissif » (pour ce qu’est Seidl, bien sûr). Les aventures d’un père ivre, raciste et mauvais, mais aussi d’un homme coulé, ruiné et d’un chanteur généreux avec son public, qui se traîne la tête haute dans des environnements détériorés et très kitsch dont le réalisateur autrichien tire un énorme avantage esthétique. et dramatique. 8’2

‘Le triangle de la tristesse’ : une Palme d’Or très buñuelienne
C’est l’un des grands succès du festival. Le Jovellanos (un peu triste cette année à cause du manque d’éclairage sur la façade) s’est rempli jusqu’au dernier recoin pour voir la dernière Palme d’Or à Cannes (deuxième pour le réalisateur Ruben Östlund après ‘The Square’). « El triángulo de la tristeza » est une satire féroce, à la Buñuel, de la bourgeoisie du XXIe siècle. Avec un esprit jacobin destructeur, le réalisateur suédois vomit la haine de classe sur les influenceurs, magnats russes et autres passagers du capitalisme sauvage, les ridiculisant sans pitié. Le résultat est un film hilarant, avec un deuxième acte terrible et dévastateur (sur un bateau de croisière de luxe), qui vacille cependant un peu dans sa dernière demi-heure, où les blagues s’allongent inutilement. C’est quand même un film plein de découvertes (scénaristiques et visuelles), magistralement narré (deux heures et demie qui passent) et au discours plus fin que ne le révèle son épaisse fureur scatologique. 8

‘Chronique d’un amour éphémère’ : entre Rohmer et Woody Allen
‘Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait’ (2020) marque un tournant dans la carrière de réalisateur d’Emmanuel Mouret. Non seulement à cause des treize nominations aux César ou des applaudissements unanimes de la critique française, mais aussi parce qu’elle témoigne de l’aboutissement de son propre style en gestation depuis deux décennies. « Chronique d’un amour éphémère » est la confirmation que ce que Mouret a réalisé dans le film précédent n’est pas quelque chose d’éphémère. C’est un Rohmer du XXIe siècle, un Woody Allen français, un réalisateur doté d’un talent extraordinaire pour décortiquer les relations sentimentales (le film s’articule autour d’une vingtaine de rencontres amoureuses) à travers un maniement brillant des dialogues (c’est un régal d’écouter un tel film bien écrit) et une grande capacité à créer des situations drôles et romantiques. 8

« Pink Moon »: tragi-comédie sur l’euthanasie
Euthanasie et relations parents-enfants. Cette combinaison aurait pu être une bombe mélodramatique. Cependant, entre les mains de la débutante dans la fiction, Floor van der Meulen (elle a réalisé plusieurs documentaires), il devient une tragi-comédie prodigieuse sur la décision de mourir (d’un père de famille de 74 ans en bonne santé) et l’acceptation des désirs des autres, peu importe combien ils blessent (la fille, qui fera tout son possible pour l’éviter). Le réalisateur néerlandais amène à table des thèmes d’une grande profondeur émotionnelle en utilisant un ton léger, à la manière d’une comédie trentenaire immature. Ce contraste fonctionne à merveille, offrant un bel équilibre entre le comique et le tragique, entre le côté le plus fonctionnel de la vie et le plus transcendantal. Dire que le titre du film fait référence à la célèbre chanson de Nick Drake, appartenant à son dernier album avant de se suicider. 7’5

‘Funny Pages’ : dans les égouts de la BD underground
Les frères Safdie en tant que producteurs, A24 en tant que distributeur et papa (Kevin Kline) et maman (Phoebe Cates) en soutien à la maison. C’est clair, Owen Kline n’a pas eu de mal à démarrer dans le monde du cinéma. Peut-être pour cette raison, parce qu’il a le dos bien couvert, il a fait ses débuts en tant que réalisateur avec un film qui ne cherche pas les applaudissements faciles. ‘Funny Pages’ est un film en proie à des êtres antipathiques et désagréables, des gens physiquement et moralement laids qui se déplacent dans les chaufferies (littéralement) de Trenton, l’une des villes les plus ternes du New Jersey. Le réalisateur, fan de comics underground (c’est un dessinateur frustré), déverse toutes ses connaissances sur la scène de la contre-culture de la bande dessinée américaine, captant avec brio son atmosphère, l’esprit transgressif et le sens communautaire qui se crée autour d’une librairie de bandes dessinées. sept

« Agitation »: quand Kropotkine est devenu anarchiste
Une des grandes surprises du festival, que l’on a également pu voir à San Sebastián. ‘Unrest’ est une réflexion extraordinaire sur la conception capitaliste du temps et du travail à travers la recréation du voyage de Kropotkine dans une ville horlogère de Suisse en 1877. L’endroit où, selon ses souvenirs, il décida d’être anarchiste. Issu d’une famille d’ouvriers horlogers, Cyril Schäublin capte l’énergie intellectuelle et émotionnelle du mouvement anarcho-syndicaliste en réponse aux abus croissants des patrons d’usines horlogères. Le réalisateur s’éloigne des clichés de l’anarchisme au cinéma (ici pas de barbus lanceurs de bombes ni de proclamations complaisantes) pour proposer un essai historique passionnant, formellement très stimulant (la plupart sont des plans fixes avec des personnages situés en marge de le cadre), sur les transformations sociales de la fin du XIXe siècle liées à l’impact de la technologie. 8’5

‘Grand Jeté’ : le grand tabou de l’inceste
L’un des films qui a le plus fait sensation au festival. ‘Grand Jeté’, titre qui fait référence au pas de danse consistant à sauter et à écarter les jambes en l’air, raconte la relation -sexuelle et sentimentale- entre une professeur de ballet malade et son fils adolescent qu’elle retrouve après de nombreuses années de séparation. A travers une mise en scène très physique, au format 3:2 et la caméra collée au corps souffrant du protagoniste, la réalisatrice allemande Isabelle Stever narre cette histoire incestueuse de manière plus sensible que discursive, plus attentive à la communication charnelle, sensuelle, entre les protagonistes -non seulement par le sexe mais aussi par la danse (il y a plusieurs scènes dans les clubs berlinois)- que dans l’accusation de provocation que peut susciter cette relation « interdite ». Bien qu’il s’agisse d’un film irrégulier, qui manque un peu de profondeur dramatique, il est très intéressant par sa manière très personnelle d’aborder un sujet tabou. 6’9.

‘1976’ : les mystères de la dictature chilienne
Les actrices Manuela Martelli et Aline Küppenheim, connues pour leur travail avec Sebastián Lelio (« Noël », « Une femme fantastique »), se sont associées à la réalisatrice Dominga Sotomayor (« Du jeudi au dimanche ») – ici en production – pour faire cette remarquable histoire d’intrigue qui se déroule pendant la dictature chilienne. Le premier film de Martelli (sorti dans quelques salles mais disponible sur Filmin en février) est un mélange suggestif de drame familial et de thriller politique. Un mystère aux airs hitchcockiens mettant en scène une femme de la noblesse chilienne (le fabuleux Küppenheim) en passe de prendre conscience politiquement. Pour mettre en valeur la bande originale de la compositrice brésilienne Maria Portugal, parfaite pour apporter agitation et tension à l’intrigue. 7’8

‘To Leslie’: drame alcoolique en Amérique profonde
Le grand atout de ‘To Leslie’ est l’interprétation de ses deux protagonistes : le comédien Marc Maron, internationalement connu pour la série ‘Glow’ (bien qu’il soit une star de la comédie aux USA), et la grande Andrea Riseborough, récemment transformée en une icône du cinéma d’horreur le plus stimulant grâce à des titres comme ‘Mandy’ (2018) ou ‘Possessor Uncut’ (2020). Ce n’est pas un hasard si les deux ont remporté le prix de la meilleure performance (Maron l’a déjà remporté en 2019 avec ‘Trusted Sword’). Le premier long métrage de Michael Morris, assaisonné dans des séries comme « Thirteen Reasons Why » ou « Locke & Key », est un drame brut sur l’alcoolisme et les secondes chances, quelque peu conventionnel dans ses formes mais efficace dans son développement dramatique. Une histoire de losers dans une petite ville du Texas que l’on a vu beaucoup, mais rarement avec ces acteurs et cette musique, mise en scène par Linda Perry. sept.

‘Sparte’ : la solitude du pédophile
Nous commençons avec Ulrich Seidl et terminons avec lui. En plus du gagnant ‘Rimini’, ‘Sparta’, l’autre partie de ce diptyque, a été projetée hors compétition. Au-delà de la polémique autour de son tournage (l’hebdomadaire Der Spiegel accuse Seidl d’exploitation d’enfants, bien que les autorités roumaines l’aient débouté), ce portrait d’un pédophile qui dirige une école d’arts martiaux dans une ville roumaine révèle une chose : le couple formé par le Le réalisateur autrichien et sa scénariste (et épouse) Veronika Franz sont beaucoup moins misanthropes, cruels et sinistres qu’on ne le dit habituellement. Son regard sur ce personnage est plein d’humanité. Cela reflète le drame terrible de quelqu’un qui est né avec cette pulsion et sa lutte pour ne pas y céder et devenir pédophile. « Sparta » est un film sombre qui soulève des questions très inconfortables. Il ne cherche pas la provocation facile mais le débat moral. Dans un panorama culturel dominé par des positions accommodantes, tant sur le plan thématique que formel, pour quelqu’un d’oser poser ces questions, d’interpeller le public avec cette sensibilité et cette intelligence, est digne d’applaudissements. 8’5



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