L’amitié entre les deux plus grands États européens traverse une période difficile. Une rencontre entre le chancelier Scholz et le président Macron à Berlin le 3 octobre – jour de l’unité allemande – a mal tourné. Une réunion des deux conseils des ministres prévue cette semaine, l’un des moments forts d’une relation vivante depuis des décennies, a finalement été annulée. Reporté à janvier 2023, avec des déclarations contradictoires.
Typique de l’atmosphère est une fausse déclaration sophistiquée de Macron juste avant le dernier sommet de l’UE. Le président a pressé le chef du gouvernement allemand d’accepter le plafond du prix du gaz souhaité par la France et une majorité de pays avec la phrase : « Je crois que ce n’est pas bon pour l’Allemagne ou pour l’Europe si elle est isolée ». Conseil d’un ami. Cet « isolement » allemand était relatif, car les Pays-Bas, la Suède, le Danemark, l’Irlande et le Luxembourg avaient également peu confiance dans un tel plafonnement des prix, et la Commission européenne non plus. Ça doit marcher, dit Scholz imperturbablement. En fin de compte, une déclaration a été faite avec laquelle tout le monde pouvait être d’accord.
Tout comme les points de vue français et allemands sur l’union monétaire se sont affrontés il y a dix ans lors de la crise de l’euro, l’énergie est aujourd’hui au centre de leur conflit d’intérêts et de leur récit. En septembre, l’Allemagne a annoncé en grande pompe un soutien énergétique aux ménages et aux entreprises, d’un montant de 200 milliards d’euros. Cela a provoqué la colère de nombreux partenaires de l’UE, notamment parce que cela a été une surprise. Cela rappelait la garantie bancaire unilatérale émise par le gouvernement Merkel en 2008, qui a mis la pression sur le marché intérieur. Ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement à Berlin est tellement occupé par l’alignement de la coalition et de la foule locale qu’il oublie l’impact de ses propres décisions sur le reste de l’Europe.
La France est productrice et partisane de l’énergie nucléaire, tandis que l’Allemagne – avec les Verts au gouvernement – veut absolument s’en débarrasser. Paris estime que la République fédérale a gravement mal calculé stratégiquement avec sa dépendance gazière russe, et a ainsi perdu son droit à la parole. Le fait que de nombreuses centrales nucléaires françaises soient actuellement à l’arrêt en raison de problèmes techniques et de grèves et que le pays reçoit du gaz de ses voisins allemands pour combler les manques reste passé sous silence.
Outre l’énergie, la défense est aussi source d’incompréhension mutuelle. Dans son grand Zeitenwendediscours immédiatement après l’invasion de l’Ukraine, Olaf Scholz a annoncé 100 milliards d’euros d’investissements dans la défense. En même temps, il voit un rôle pour l’Europe en tant que « puissance parmi les puissances ». Quoi de plus évident – selon Paris – que d’acheter des armes supplémentaires à des entreprises européennes ? Bon pour l’emploi et la résilience stratégique de l’Europe. Mais en pratique, cela signifie souvent des entreprises françaises, et Berlin, en tant qu’allié de l’OTAN, préfère également acheter des armes aux États-Unis.
Nous n’avons pas besoin de dramatiser tous ces désagréments politiques aigus. Ils découlent également d’un malaise inexprimé face à des changements stratégiques majeurs. L’invasion russe de cette année représente le plus grand choc pour l’Europe depuis la guerre froide. Comme en 1989, cela met à l’épreuve les équilibres continentaux et donc aussi la relation franco-allemande qui y est si centrale.
En réponse au coup géostratégique, l’Union européenne s’ouvre à de nouveaux membres. Puis vers la Pologne, la mer Baltique et les Balkans, maintenant vers l’Ukraine et la Moldavie. Le centre de gravité géographique de l’Europe se déplace vers l’est, plaçant la République fédérale d’Allemagne au centre. La France, qui se considère comme un pivot et un leader, est à la traîne sur le flanc ouest de l’Atlantique – une position périphérique qui a été soulignée par le Brexit. De même que l’Allemagne réfléchit dans un débat public acharné sur ses relations avec la Russie, son approvisionnement énergétique et sa défense depuis le 24 février, la France doit également faire face à un choc de guerre. Mais au lieu de soulever cette question fondamentale, ce ne sont que des chamailleries. Scènes d’un mariage.
Cela n’aide pas que les deux chefs de gouvernement se connaissent mal. Olaf Scholz était en poste depuis à peine deux mois lorsque l’invasion russe a commencé. Comparez cela avec le duo de dirigeants franco-allemand de 1989 : François Mitterrand (1981-1995) et Helmut Kohl (1982-1996) travaillaient déjà intensivement depuis sept ans et savaient donc exactement ce qu’ils avaient en commun lors de la chute du mur de Berlin. . Et même leur lien de confiance menaçait de se rompre en ces jours dramatiques.
Le report du Conseil des ministres franco-allemand à janvier 2023 pourrait bien tourner. Le 22 de ce mois est le soixantième anniversaire du « Traité d’amitié » que De Gaulle et Adenauer ont conclu une fois. Macron et Scholz célébreront sûrement ce jubilé de diamant avec de grands mots et de nouveaux projets.
Luc de Middelaar est philosophe politique et historien.
Une version de cet article est également parue dans le journal du 26 octobre 2022