À mi-chemin des hurlements de Rammstein ‘Ange’ à plein volume sur les haut-parleurs de l’Amsterdamse Bos. C’est un moment de pure libération : une scène effrayante montre comment des membres de la SA allemande ont été assassinés par les SS pendant La Nuit des longs couteaux en 1934.

Dans cette adaptation théâtrale à grande échelle de Visconti La Caduta degli deis (« The Damned ») de 1969, nous voyons une famille brisée qui est encore plus affectée par la montée du fascisme. Le metteur en scène Ivo van Hove a réalisé le spectacle en 2016 à la Comédie-Française, mais interprète actuellement un remake avec sa propre compagnie International Theatre Amsterdam au Bostheater d’Amsterdam. Plus de trente acteurs, caméramans et musiciens remplissent le grand théâtre en plein air près de Schiphol.

Ivo van Hove aime attraper le bras de fer politique dans un drame familial

Les damnés parle de préservation morale et de soif de pouvoir, et le présente comme deux forces opposées qui séparent une personne, une famille et une entreprise. L’accent est mis sur la famille Von Essenbeck, un grand fabricant d’acier qui conclut une alliance avec le nouveau régime lors de la montée du national-socialisme en Allemagne.

Typique est la longue table à manger pleine de vaisselle en argent poli, qui est la plupart du temps l’une des principales pièces de décoration de la scène. Van Hove aime capturer le bras de fer politique dans un drame familial. Au sein de la construction familiale, on peut réduire à l’échelle humaine les grandes forces politiques : l’opportunisme sournois prend alors un visage, la petitesse catégorique d’autrui devient palpable et l’amour maternel se transforme naturellement en haine impitoyable.

Le spectacle commence par le meurtre de Joachim von Essenbeck (Hugo Koolschijn), le patriarche qui décide de coopérer avec un régime qu’il rejette ouvertement. Le successeur en première ligne est le petit-fils Martin (Majd Mardo), très troublé et systématiquement tenu petit par sa mère manipulatrice Sophie (Marieke Heebink). Martin n’est pas à la hauteur de sa tâche de diriger l’usine, mais aussi incapable de s’en rendre compte par lui-même, si bien qu’il se radicalise peu à peu.

Les damnés par ITA au Bostheater d’Amsterdam.
Photo Jan Versweyveld
Les damnés par ITA au Bostheater d’Amsterdam.
Photo Jan Versweyveld

vidéo en direct

Comme c’est souvent le cas dans l’œuvre de Van Hove et de son scénographe attitré Jan Versweyveld, l’interaction entre la scène et la vidéo en direct joue un rôle majeur dans The Damned. Un grand écran en coulisses projette des séquences en direct ou préenregistrées presque en continu. Les caméramans traversent la scène et zooment sur ce qui aurait autrement été perdu dans l’énorme largeur du Bostheater. Des caméras sont dissimulées dans les nombreux cercueils à remplir sur la droite de la scène, à travers lesquels on voit comment les morts vivent dans la peur et la colère. Le public est aussi régulièrement mis en scène en entier, comme des témoins tacites, mais aussi pour relier le lieu et l’heure de l’action à l’actualité.

La forêt devient de plus en plus menaçante, car les ennemis peuvent venir de tous côtés

Versweyveld a opté pour une image scénique ouverte et relativement sobre sur toute la largeur de la scène, de sorte que la lisière de la forêt environnante fait automatiquement partie de la scénographie. Cette forêt devient de plus en plus menaçante, car vous réalisez de plus en plus que les ennemis peuvent vraiment venir de tous les côtés. Dans une recherche paniquée de son fils, Sophie, suivie d’une caméra, se dirige vers les bois, appelant son nom au-dessus de l’étang boisé voisin. Puis la caméra zoome sur une affiche de la performance elle-même – un clin d’œil au spectateur mais en même temps cet avertissement : on parle aussi de 2022.

grands gestes

Les nombreux personnages et intrigues secondaires contribuent à l’enchevêtrement confus et complexe qu’est une famille (entreprise), mais créent également une distance (émotionnelle). Le théâtre, ou l’art, est idéal pour refléter ou s’identifier aux qualités les plus dépravées des humains, mais cela prend du temps et de la concentration. Avec des seaux de sang et beaucoup de pathos, Van Hove se concentre principalement sur les grands gestes. Plus que sympathiser avec les personnages, disséquer Les damnés les structures du mal.

Un coup de sifflet strident d’usine retentit entre les actes, nous rappelant que le moment moteur a peut-être été un meurtre lâche et le contexte maléfique du national-socialisme naissant, mais que le moteur de ce drame est avant tout l’auto-préservation économique et la soif de pouvoir devenu fou. Ergo : il est trop simpliste d’attribuer entièrement ce portrait de la dépravation au régime nazi naissant, la dépravation était depuis longtemps profondément enracinée chez ces personnes. Dans l’apothéose impitoyable, les mots de Rammstein résonnent dans votre tête : « Wir haben angst und sind allein, Gott weiss ich will kein Engel sein. »

Les damnés par ITA au Bostheater d’Amsterdam.
Photo Jan Versweyveld



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