Samer Iskandar, ancien correspondant du FT, est décédé le 13 août 2024 à Paris. Il avait 57 ans. Il est resté accompagné tout au long de sa maladie par son épouse bien-aimée Isabelle et sa fille Violette.

Écrire aujourd’hui cette nécrologie pour lui est difficile. Samer a été mon mentor et, sans le rythme soutenu de nos conversations, j’ai du mal à trouver mes marques. Néanmoins, je suivrai le conseil qu’il me donnait toujours lorsque je marquais un temps d’arrêt avant une phrase : garder le pied sur l’accélérateur et écrire.

Samer était un financier, un enseignant, un chercheur et un journaliste. Tenter de résumer sa carrière à travers tant de secteurs, de fonctions et de lieux différents est un défi que lui seul aurait peut-être pu relever. Il a été membre du conseil d’administration de la Banque Libano-Française, commentateur principal à la BBC, directeur exécutif d’Euronext et journaliste dans ce même journal, où il a été de 1996 à 2001 reporter pour les marchés financiers internationaux, correspondant à Bruxelles, correspondant à Paris et rédacteur en chef du magazine Connectis.

Sam était passionné d’économie et son talent pour les chiffres n’avait peut-être d’égal que son talent pour les histoires. C’était un homme qui, lorsque je lui ai demandé en quelle année il avait rencontré sa femme Isabelle, m’a répondu ainsi : « Notre premier rendez-vous s’est déroulé en francs ; au deuxième, nous étions déjà passés à l’euro. »

Mais l’un des rôles que Sam chérissait le plus était celui de professeur. De 2010 jusqu’à sa maladie, il a enseigné la finance à l’ESCP Business School. Étant l’un de ses étudiants, quoique dans une autre discipline, je me suis senti en bonne compagnie le jour où j’ai lu les centaines de témoignages d’autres jeunes dont Sam avait profondément marqué la vie intellectuelle, personnelle et professionnelle.

J’ai écrit un article sur la maladie de Sam dans le FT Weekend Magazine plus tôt cette année, après quoi lui et moi avons continué à nous voir régulièrement pour écrire, annonçant, à moitié en plaisantant, à moitié en souhaitant, que nous travaillions désormais sur un livre. Cet été, quand il ne pouvait plus parler, nous nous asseyions dans le Jardin du Luxembourg, où nous écoutions de la musique. Ou dans l’église de Saint-Germain-des-Prés, où nous allumions des bougies. Ou sur son balcon, où nous allumions des cigarillos. Le mot que tous ces souvenirs me font penser maintenant est tout simplement : courage. Samer était, malheureusement, trop spirituel pour pouvoir l’utiliser à propos de lui-même. (« Avez-vous déjà entendu quelqu’un dire : “est mort la nuit dernière après une lâche bataille contre sa tumeur ?” m’a-t-il un jour plaisanté en arabe.) Pourtant, son histoire serait incomplète sans cela.

Samer était courageux dans le sens le plus vital du terme. Courage, du vieux français couragedu latin cor, qui signifie le cœur. En effet, le cœur est resté l’ancre de Sam, même lorsque son cerveau a pris le dessus. Il est resté animé et orienté vers une seule idée : passer le plus de temps possible avec sa femme Isabelle et sa fille Violette. Il semblait souvent si convaincu de cette conviction qu’il m’a presque fait renoncer à la science, abandonnant la dure réalité de son pronostic au profit d’une vieille image à laquelle lui, le statisticien, savait mieux que quiconque se garder : qu’une force invincible, si elle rencontre un objet immobile, peut encore échouer.

Tandis que j’écris cette phrase, les cloches de l’église Saint-Germain-des-Prés sonnent derrière moi. Sam a été enterré hier. Tout au long de la journée, ses amis n’ont cessé de se dire, entre eux ou à eux-mêmes : Sam aurait souri à cette idée, Sam aurait raconté cette blague. J’entendais des murmures se propager dans les rangs de l’église, comme un écho de la vie de Sam, traversant la douleur et la perte de son absence. L’un des participants aux funérailles portait un t-shirt Harley Davidson, digne de l’homme qui, en février 1998, avait écrit un article dans le Financial Times intitulé succinctement : « Ayez une vie, achetez une Harley ».

Le cercueil de Sam fut emporté au son de sa chanson préférée, « Can’t Stand Losing You » de The Police. Le prêtre semblait confus en entendant ces tambours joyeux démarrer et, pendant un moment, il s’est concentré sur l’orgue comme s’il menait une mutinerie, ce qui, je ne pouvais m’empêcher de penser, aurait fait rire Sam.

La plupart des histoires de ses amis de toujours, cinq décennies durant, de Beyrouth à Paris, de ce que Sam appelait par euphémisme, pour nous les enfants, « les 400 coups », ne pouvaient pas être racontées à l’église. Elles ont été partagées plus tard dans la soirée autour de la glace qu’il aimait le plus. Surtout, la fille de Sam, Violette, serrée contre elle et en sécurité par sa mère Isabelle, lui ressemblait plus que jamais auparavant, avec cette même douceur dans les yeux, cette même espièglerie dans le sourire.

Cela me rappelait cette impression d’image rémanente que j’avais si souvent ressentie avec Sam pendant les mois où nous écrivions ensemble. Souvent, quand je détournais les yeux de lui, vers mon carnet pour noter quelque chose qu’il avait dit ou vers la ville pour saisir un détail qu’il avait observé, quelque chose d’étrange se produisait. Il me semblait que son sourire possédait une sorte d’écho visuel, quelque chose qui n’est généralement pas réservé aux personnes mais aux lumières vives qui, après avoir regardé dedans et fermé les yeux, perdurent.



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