PDG de Veuve Clicquot : « Brisons les chaînes de la consommation de champagne »


En 1964, la maison de champagne Veuve Clicquot a lancé une campagne publicitaire peu orthodoxe associant une bouteille de son vin mousseux à un hamburger américain bien gras. « Après l’opéra », disait le texte, qui a été publié dans des magazines tels que le prestigieux New Yorker.

Si l’association de la haute et de la basse culture est devenue courante ces dernières années, à l’époque, c’était une notion subversive dans le monde raréfié – et parfois étouffant – du champagne.

« C’est une association qui permet de vivre l’instant présent, le plaisir, car les deux se marient très bien », explique Jean-Marc Gallot, PDG de Veuve Clicquot. « D’un coup, ce n’est plus un sacrilège de boire une coupe de champagne avec un burger, c’est magique. »

Pour Gallot, qui fêtera en septembre son 10e anniversaire à la tête de la célèbre maison de champagne, l’esprit de cette campagne des années 1960 a été l’inspiration derrière sa stratégie de croissance de l’entreprise.

Veuve Clicquot, filiale du groupe de luxe LVMH contrôlé par le milliardaire français Bernard Arnault, ne publie pas de chiffres sur ses performances en tant que marque. Mais elle fait déjà partie des plus grandes maisons de champagne au monde en termes de ventes et de volumes produits, et « de très, très loin la plus grande maison de champagne aux États-Unis », affirme Gallot. Pour poursuivre son expansion, le PDG a pour objectif de multiplier les occasions où les gens pensent à boire du champagne.

« L’avenir du champagne n’est pas d’être une boisson réservée à certaines personnes et à certaines occasions. Une énorme opportunité de croissance pour nous – notamment en Amérique du Nord, aux États-Unis, au Canada, mais aussi en Asie, au Japon ou en Asie du Sud-Est ou en Afrique – réside dans le fait de toucher des gens qui n’ont pas eu l’occasion de boire du champagne en dehors d’occasions très formatées », explique-t-il.

« Bref, brisons les chaînes et soyons beaucoup plus libres dans notre approche de la consommation du champagne. »

Cette attitude n’a pas toujours été partagée par les autres acteurs du secteur, ce qui reflète le penchant des Français pour la tradition et les bonnes manières de faire les choses. Il y a environ huit ans, le PDG et ses équipes ont lancé une gamme de champagnes conçus pour être dégustés sur glace (un grand non-non pour les puristes), en ajustant le dosage du sucre pour tenir compte de la dilution lors de la fonte des glaçons.

Ils ont poussé l’idée plus loin, en proposant d’ajouter des ingrédients comme du concombre ou du pamplemousse pour réaliser des cocktails à base de champagne. « Nous avons testé une centaine d’ingrédients qui permettent de vivre une expérience inédite et surprenante », explique Gallot.

Beaucoup ont désapprouvé. « Une bonne moitié de mes collègues ou concurrents ont crié au scandale en disant : comment peut-on faire une chose pareille ? », dit-il, admettant que la majorité des gens « sont très classiques dans leur approche du champagne ».

Mais Gallot ne s’est pas laissé décourager, surtout lorsqu’il a constaté que l’idée semblait plaire à un autre groupe de clients à la recherche d’une approche moins traditionnelle de la boisson. « Je pense que certains ont pu regretter de ne pas l’avoir fait ou ressentir de la jalousie à l’idée que cette boisson ait été créée par quelqu’un d’autre qu’eux », dit-il.

Cet incident résume parfaitement l’environnement de travail que Gallot s’efforce de créer chez Veuve Clicquot : un environnement dans lequel les gens « travaillent sérieusement sans se prendre au sérieux ». Il marque un changement de ton par rapport aux formalités du monde du champagne, où la production est limitée à une zone délimitée de la France centrée autour des villes de Reims et d’Epernay.

Le PDG a fait toute sa carrière dans le luxe, mais n’a rejoint le secteur des vins et spiritueux que plus tard. Il a débuté dans le marketing chez Cartier, joaillier appartenant à Richemont, puis chez le chausseur italien Ferragamo et l’orfèvre Christofle, avant de rejoindre le groupe LVMH en 2003 comme président pour l’Amérique du Nord de sa marque phare, Louis Vuitton. Après six ans passés au sein de la maison de mode, où il a notamment supervisé la réorganisation de ses opérations en Europe, on lui a demandé ce qu’il souhaitait faire d’autre.

« J’ai répondu : les vins et spiritueux, et en particulier le champagne », explique-t-il. En 2009, il est nommé président de la maison de champagne Ruinart, filiale de LVMH.

Au début, la courbe d’apprentissage était raide. Les marques de mode et les maisons de vins et spiritueux fonctionnent selon des calendriers très différents, les premières sortant de nouvelles collections tous les quelques mois et les secondes mettant des années à mettre leurs produits sur le marché. Gérer des équipes qui allaient des vendeurs en interaction avec les meilleurs clients et les hôtels cinq étoiles aux experts agricoles était un défi différent – ​​un défi qu’il a essayé de relever en mettant l’accent sur la communication et en encourageant les équipes à passer plus de temps à discuter entre elles.

C’est une leçon qu’il a apprise lorsqu’il dirigeait Ferragamo aux États-Unis après les attentats du 11 septembre – une période qu’il décrit comme « le moment le plus difficile de sa vie professionnelle » – alors que l’entreprise s’effondrait et que les employés digéraient leur peur et leur chagrin. « Quand des décisions difficiles doivent être prises, il faut communiquer, communiquer, communiquer… il faut rencontrer tout le monde, il faut être un interlocuteur visible et sensible », explique Gallot.

Jean-Marc Gallot, PDG de Veuve Clicquot, déclare à propos d’une publicité de 1964 : « Soudain, ce n’est plus un sacrilège de boire un verre de champagne avec un hamburger, c’est magique »

Aujourd’hui, qu’il travaille dans son bureau à Paris ou à Reims où se déroule la production de Veuve Clicquot, il commence sa journée en surveillant les vignes, en appelant ses responsables s’il pense que la météo pourrait affecter les vendanges.

« Vous devez être extrêmement curieux et humble [as you] découvrez cette histoire et ce savoir-faire. Lorsque vous parlez à un chef de cave [cellar master]« Quand vous parlez à un vigneron, quand vous parlez à quelqu’un de la production, ils ont des métiers que vous n’auriez pas imaginés », dit-il.

Gallot est un adepte du management flexible, préférant garder la porte de son bureau ouverte et éviter que son agenda ne soit surchargé par un planning minute par minute afin de pouvoir arpenter les couloirs et passer moins de temps structuré avec ses équipes.

« Pour moi, une journée c’est avoir des projets, oui, organiser des réunions, traiter des sujets essentiels, mais il est surtout important de laisser du temps libre et ouvert à l’imprévu et à ce que j’appelle l’acte gratuit. On se promène, on rencontre quelqu’un, on discute d’un sujet. C’est de là que peut naître une grande idée ou un grand projet. »

Il affirme que l’attente commune des dirigeants du groupe est « d’avoir la capacité de travailler avec des créatifs ».

Que ce soit au sein d’une marque de mode ou d’une maison de champagne, le directeur artistique ou chef de cave « est celui qui va impulser une vision, un style et une direction pour la maison… Ce qu’on attend de nous, ce qu’on attend de moi, c’est d’avoir la capacité de mettre le créateur dans les meilleures conditions possibles pour travailler ».

L’une des particularités du champagne est sa grande dépendance à la nature pour déterminer si une récolte se déroulera bien. « Nous ne contrôlons pas ce qui va se passer cette année… C’est une grande leçon d’humilité. »

Ce facteur est devenu de plus en plus difficile à prévoir à mesure que le changement climatique modifie les conditions météorologiques et les saisons de croissance. L’hiver dernier a été l’un des plus pluvieux jamais enregistrés en France, par exemple. En Champagne, les vendanges avaient lieu au XXe siècle à la mi-octobre, mais à la fin du siècle, elles ont eu lieu en septembre et plus récemment en août, selon Gallot.

« On sait que ça va venir, on fait beaucoup de travail sur les sols, sur les vignes aussi. On ne fait que commencer car on n’a pas encore tous les éléments et on n’a pas encore toutes les solutions. Mais on sait que notre métier va évoluer », dit-il.

« Est-ce qu’un jour, on fera de la récolte mécanique la nuit plutôt que de la récolte humaine le jour ? C’est possible », ajoute-t-il. L’essentiel est de rester agile et curieux « en essayant de saisir tout ce qui se passe et d’en tirer le meilleur parti ».

À court terme, l’industrie du champagne doit faire face à un ralentissement des ventes après deux ans de boom, les consommateurs ayant préféré se faire plaisir chez eux pendant la pandémie. La division vins et spiritueux de LVMH a été la seule à voir ses ventes reculer l’an dernier, en grande partie en raison d’une forte baisse de la demande de cognac aux États-Unis, mais la pression s’est également fait sentir sur le champagne.

Gallot estime que les ventes sont « toujours bien supérieures » à celles de 2019, mais que 2024 « ne sera pas complètement simple ». « Les niveaux de ventes seront peut-être légèrement inférieurs à ce que nous avons connu ces dernières années, mais pour moi, c’est un ajustement assez simple. Je ne suis pas pessimiste. »

Le rythme de la vinification a aussi appris au patron à avoir une vision plus large, à plus long terme. « Ne serait-ce que parce que les bouteilles passent entre trois et dix ans en cave selon les millésimes, le rapport au temps est très différent dans les spiritueux et les vins que dans la mode. Cela apprend donc à mettre les choses en perspective », explique-t-il.



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