« Le conte de fées de Dubaï comme paradis paradisiaque est terminé », a déclaré le ministre de la Justice Paul Van Tigchelt après le transfert d’un criminel lié à la drogue depuis les Émirats arabes unis pour la première fois depuis l’entrée en vigueur du traité d’extradition. Mais pourquoi Dubaï est-elle la Mecque des criminels liés à la drogue ? Et qui d’autre se cache ?

Éline Bergmans

Il y a une semaine, les Émirats arabes unis (EAU) ont extradé vers notre pays un criminel albanais spécialisé dans la drogue. Franc G. est désigné comme client de plusieurs assassinats commandités, dont le meurtre de son compatriote Ardit Spahiu à Molenbeek-Saint-Jean en 2020.

G. et Spahiu appartiennent à deux clans albanais rivaux qui seraient impliqués dans un trafic de cocaïne à grande échelle. G. lui-même vit depuis plusieurs années à Dubaï où, selon le site internet d’un agent immobilier, il aurait fait construire une villa dans le luxueux quartier de Dubai Hills, à proximité du golf du même nom.

Le 14 septembre, Franc G. est arrêté à Abou Dhabi alors qu’il tentait d’y entrer avec un faux passeport. Son extradition vers la Belgique le week-end dernier est un coup de pouce pour la justice.

Notre pays tente depuis des années d’extrader les criminels liés à la drogue des Émirats. L’enquête de Sky ECC a montré que de nombreuses personnalités du trafic international de cocaïne mènent leurs affaires criminelles depuis les Émirats, et en particulier depuis Dubaï.

Selon le parquet fédéral, 23 criminels belges sont aujourd’hui activement recherchés à Dubaï et une cinquantaine de personnes sont sur les radars. « Nous faisons constamment du lobbying pour les faire venir en Belgique », déclare le porte-parole Eric Van Der Sypt.

«Certaines personnes ne veulent pas être trop impliquées. D’autres mènent encore aujourd’hui une vie de débauche », affirme l’avocat Mounir Souidi.Image quatre

Alors ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne (Open Vld) a signé en décembre 2021 un traité d’extradition avec les Émirats arabes unis. Ce traité est resté lettre morte pendant deux ans. Pourquoi ces extraditions sont-elles si difficiles, alors que les adresses de nombreux criminels sont connues ?

« Ils ne peuvent répondre à cette question qu’à Dubaï », déclare le ministre de la Justice Paul Van Tigchelt (Open Vld). « Nous avons des contacts réguliers avec les Émirats et essayons de maintenir ce contact. Mais je suis d’accord avec vous : les choses sont particulièrement difficiles à Dubaï. Même s’ils ont tenu parole avec l’extradition de Franc G..”

Othman El Ballouti, un trentenaire originaire de Borgerhout, a été l’un des premiers à partir pour Dubaï en 2016. Son activité officielle est le commerce de montres de luxe et d’immobilier, mais son nom est mentionné depuis des années comme l’un des principaux acteurs du commerce de la cocaïne anversois. Il y a un an, sa nièce de 11 ans est décédée après que la maison de sa sœur à Merksem ait été la cible d’un incendie.

El Ballouti a toujours nié toute relation avec la drogue. En 2020, il a donné une interview remarquable à ce sujet Gazette d’Anvers. Aujourd’hui, le filet semble se refermer autour de lui. Après que la police fédérale ait réussi à pirater Sky ECC, le parquet a trouvé suffisamment de preuves pour le poursuivre.

El Ballouti possède pour 7,5 millions d’euros de biens immobiliers à Dubaï, selon une étude réalisée en 2018 par des journalistes de l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) et de l’organisation anti-corruption Transparency International. Ils ont pu associer le nom El Ballouti à onze propriétés à Dubaï. Quatre sont situés à Reem, une communauté fermée exclusive. Quatre autres sont situés dans Discovery Gardens, un quartier tout aussi exclusif. El Ballouti aurait également investi dans un appartement dans la Residence Sky View, l’un des gratte-ciel les plus prestigieux de Dubaï. Le bâtiment comporte deux hautes tours reliées au sommet par un pont aérien.

Ses avoirs sont désormais bloqués dans le monde entier. Le gouvernement américain l’a inscrit sur la liste noire de l’OFAC, aux côtés de son plus jeune frère Younes et de son bras droit Youssef ‘Benz’ Ben Azza, qui vivrait également à Dubaï.

Vie anonyme

D’autres pays d’Europe occidentale tentent également de récupérer les criminels en fuite des Émirats. Fin 2019, Ridouan Taghi a été arrêté à Dubaï comme principal suspect du procès Marengo. Après avoir été déporté aux Pays-Bas, il s’est avéré que Taghi y vivait en ermite. Les rideaux de sa villa restaient fermés pendant la journée. Un bricoleur ouzbek faisait ses courses et livrait chaque jour de la nourriture et des boissons.

Les criminels de drogue à Dubaï peuvent-ils encore mener ouvertement une vie de luxe ? « Il y a quelques années, cela ne posait aucun problème, mais aujourd’hui, grâce à la pression internationale, il y a un peu plus de discrétion », explique l’avocat Kris Luyckx, qui représente le frère cadet d’Othman El Ballouti. « Vous pouvez vivre de manière relativement anonyme à Dubaï. Vous n’êtes pas obligé de vous inscrire à l’état civil et si vous le souhaitez, vous n’avez pas de boîte aux lettres.

L’avocat Mounir Souidi, qui compte également de nombreux clients à Dubaï, voit les choses différemment. « Certains ne veulent pas être trop présents. D’autres mènent encore aujourd’hui une vie de débauche. C’est pareil en Belgique : il y a des clients qui entrent dans notre bureau avec un haut Zara, tandis que d’autres exigent que vous mettiez des lunettes de soleil à cause de tout leur bling-bling.

Attaques à la grenade

Othman El Ballouti, selon la tradition, a débuté sa carrière comme petit transporteur dans le port d’Anvers. Il est payé en cocaïne par ses clients néerlandais et devient rapidement un acteur majeur, au même titre que son principal concurrent Nordin El H., surnommé « le gros Nordin van den Dam », qui vit lui aussi à Dubaï depuis des années.

Fat Nordin est peut-être le criminel de drogue le plus connu de notre pays, qui possède même aujourd’hui sa propre page Wikipédia. El H. a été félicité dans la communauté pour son talent d’organisateur et est considéré comme le client de l’ex-porteur « Frank De Tank ». Leur gang a retiré d’importantes cargaisons de cocaïne du port d’Anvers en 2015 et 2016, mais un problème est survenu après une attaque annulée. « De Tank » et Nordin El H. se sont disputés au sujet d’une avance de 400.000 euros. C’est ainsi qu’a commencé la première vague d’attaques à la grenade à Anvers.

Nordin El H. est derrière les barreaux à Dubaï depuis plusieurs mois. La justice belge demande son extradition, mais El H. dispose d’une batterie d’avocats qui contesteront toute demande de la Belgique.

Pourquoi Dubaï est-il le paradis des criminels ? Le fait qu’il ait fallu si longtemps pour qu’une personne soit extradée en est probablement la principale raison.

Mais selon Kris Meskens, secrétaire général de la cellule anti-blanchiment belge, Financial Information Processing Unit (CFI), la politique économique joue également un rôle crucial dans cette attraction. « Cela fait vingt ans que Dubaï tente de devenir le centre financier du Moyen-Orient. Ils ont créé un marché immobilier de luxe pour faire exactement cela, et vous ne trouverez probablement pas une plus grande concentration de magasins de vêtements coûteux, d’horlogers et de concessionnaires automobiles au kilomètre carré nulle part dans le monde. Vous pouvez y profiter d’un bling illimité. Cela attire les riches, mais aussi les criminels.»

« Dubaï n’a ni impôt sur le revenu ni impôt sur la fortune », poursuit Meskens. « Peu de questions se posent sur l’origine de l’argent et beaucoup de choses sont possibles avec le cash. On peut même payer des villas et des appartements avec une valise pleine de billets.»

Tournant

Les autorités judiciaires espèrent que l’extradition de Franc G. pourra constituer un tournant et que les Émirats se montreront désormais plus indulgents dans l’extradition des criminels vers notre pays.

Reste à savoir si tel est réellement le cas. La coopération avec les autorités locales constitue la principale pierre d’achoppement. Récemment, un criminel albanais recherché par notre pays a été arrêté à l’aéroport de Dubaï. Au lieu de l’extrader, il a été mis dans un avion pour Tirana. «On a dit à mon client qu’il ne souhaitait pas qu’il soit présent», explique son avocat Luyckx.

« Le compteur des extraditions depuis Dubaï est toujours à zéro », affirme Mounir Souidi, qui souligne que l’extradition de Franc G. a eu lieu depuis Abou Dhabi. « Il arrive parfois qu’une personne soit arrêtée à Dubaï, mais généralement relâchée quelques mois plus tard. Je n’ai pas l’impression qu’il y ait une quelconque panique après l’extradition du week-end dernier.»

En revanche, plusieurs avocats ont contacté le tribunal ces derniers mois pour parvenir à un accord pour leur client afin d’éviter de nouvelles poursuites.

Le milieu criminel recherche avec impatience des alternatives à Dubaï. Depuis plusieurs années, des signes indiquent que les criminels se dirigent vers la Turquie et le Maroc. Depuis deux ans, les étrangers peuvent obtenir la nationalité turque s’ils y investissent 500 000 dollars ou s’ils y achètent un bien immobilier. C’est une aubaine pour les criminels qui trouvent qu’il fait trop chaud sous leurs pieds ailleurs.


« Où qu’ils aillent », a déclaré le ministre de la Justice Paul Van Tigchelt, « nous les traquerons et nous ne les laisserons pas tranquilles ».Image BELGA

Écrit en juin Le standard à propos de deux criminels liés à la drogue qui avaient acheté la nationalité turque pour échapper à l’extradition vers notre pays. Après cet article, l’affaire a suscité un grand émoi, après quoi la Turquie leur a de nouveau retiré leur nationalité. L’un des deux, l’Albanais Flamur S., attend son extradition vers la Belgique dans une cellule turque.

Selon Luyckx, un certain nombre de garçons partis en Turquie sont désormais revenus à Dubaï. « Il y a beaucoup plus de corruption en Turquie. Des clients m’ont dit qu’ils avaient la police à leur porte avec un mandat d’arrêt international. Ils ont exigé quelques dizaines de milliers d’euros pour les laisser tranquilles. Ce n’est pas le cas à Dubaï », explique l’avocat.

En novembre, le ministre de la Justice Van Tigchelt s’est rendu au Maroc pour discuter de coopération dans les dossiers du crime organisé. Début décembre, le criminel de drogue en fuite Mohammed Reda C., alias l’Algérien, y a été arrêté. L’homme a été condamné à des peines de prison dans notre pays, entre autres, pour agression dans le milieu de la drogue et torture contre un membre d’un gang.

Il s’enfuit à Dubaï, passe quelque temps en Turquie, puis s’installe au Maroc, où il acquiert la nationalité marocaine. Les autorités marocaines enquêtent actuellement sur la manière dont Reda C. est devenu marocain.

S’il s’avère que cela a été fait de manière frauduleuse, il pourrait encore être extradé vers notre pays. « Où qu’ils aillent », explique Van Tigchelt, « nous les traquons et nous ne les laissons pas tranquilles. »



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